Chapitre 1

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 Un petit coup d'œil à droite : personne. Un autre coup d'œil à gauche : la voie est libre... Combien j'en prends cette fois-ci ? Deux, trois ? Non... cinq ! Il est peu probable que je tienne beaucoup plus longtemps dans cette ambiance étouffante, alors autant accumuler le plus de réserves possibles. D'un geste à la fois anodin et discret, j'ouvre le tiroir des fournitures et en sort cinq stylos feutres. Comme dirait ma grand-mère, « C'est toujours ça que les boches n'auront pas ! » Au vu du salaire minable que je reçois, je reste encore loin d'équilibrer les comptes. Pour être rémunéré à une juste mesure, c'est une vingtaine de stylos qu'il me faudrait soustraire chaque jour. Ceci dit, si je faisais le décompte chez moi, ce serait pour constater que depuis que je travaille ici j'en ai volatilisé une bonne centaine. C'est tout à fait absurde, quand j'y pense. Je n'aurai pas assez d'une vie pour tous les utiliser, et leur plume sera probablement desséchée d'ici un an ou deux. Et si je me mettais plutôt à leur voler des calepins ? Bof... le papier avec lequel ils sont fabriqués ne m'émeut pas particulièrement. Il est trop rugueux à mon goût. Alors que les feutres, eux, ont une capacité à donner à mon écriture une apparence élégante et stylée. Je ne me lasse pas de prendre des notes, grâce à eux.

Une fois retourné à ma place, j'entre dans un moment d'intense réflexion : ne suis-je pas arrivé au moment adéquat pour donner ma démission à la radio, et chercher enfin du travail dans l'humanitaire ? Ça fait deux ans que je suis ici, et à part apprendre à encaisser les insultes et les humiliations du patron, je n'ai acquis presqu'aucune expérience professionnelle intéressante. Ce qui à la base devait être un emploi alimentaire et transitoire s'est vite transformé en mon quotidien. Il est plus que temps de me donner une petite claque et m'imposer un changement d'horizon. Je pourrais laisser passer l'été, car je suis bien mieux ici avec l'air conditionné que dans mon appartement intenable par cette chaleur, et donner ma démission pour la rentrée. Ça m'évitera aussi de vivre l'enfer du mois de Septembre, avec le lancement de la nouvelle grille de programmes. A cette époque, en général, aussi bien journalistes qu'animateurs sont sujets à un stress qui les rend insupportables. Sans parler du pire de tous, le directeur de la station, qui non seulement est un maître dans l'art de pourrir la vie de ses employés, mais en plus est mon supérieur direct. Plus que pour lui fournir chaque heure une sélection d'informations pertinentes pêchées dans les agences de presse, je suis payé pour lui permettre d'avoir quelqu'un sur qui crier lorsque l'envie lui prend. Je saisis mon carnet et un des stylos que je viens de dérober, et note en l'entourant la date à laquelle je présenterai ma démission : le 27 juillet. Ainsi, je pourrai m'éclipser de la radio un mois plus tard, juste avant le grand stress de la rentrée. Ma décision est prise, et je me sens d'un coup bien soulagé.

A cette heure matinale, il n'y a encore presque personne dans l'immense open-space de la rédaction, au milieu duquel je travaille. J'ai du temps devant moi, car même si je dois me présenter à huit heures tapantes, il est rare que le directeur débarque avant dix heures bien tassées. Et autant être honnête : pour sélectionner les infos diverses et variées que je présente ensuite au tyran qui me sert de chef, je n'ai besoin que d'une dizaine de minutes. D'ailleurs, plus le temps passe et plus j'ai l'impression qu'il ne lit pas mes comptes-rendus. En deux ans, il ne m'a jamais fait la moindre remarque sur mon travail. On me paye probablement pour rien, d'autant plus qu'il lui suffit d'ouvrir son navigateur internet pour avoir accès à tous les infos. Je ne vois vraiment pas pourquoi il s'entête à payer quelqu'un pour lui préparer sa petite sélection. La folie des grandeurs et le plaisir d'avoir des gens payés à son bon plaisir, je ne vois aucun autre argument pour justifier le poste que j'occupe...

Je décide d'aller prendre un café, mais au moment où je me lève apparaît la silhouette élancée d'Erick, mon voisin de bureau à l'allure de geek quinquagénaire. Il m'offre un grand salut amical, et me prend chaleureusement dans les bras. Sur les 120 personnes qui travaillent ici il est l'une des seules véritablement agréables à côtoyer. J'ai une chance inouïe de l'avoir pour voisin chaque jour. Il est l'animateur météo, et vit cela avec une grande décontraction. Il prépare ses bulletins en cinq minutes chrono, et passe la journée à raconter des blagues, surfer sur internet, résoudre des sudokus et se présenter à heures fixes au studio, où il annonce d'une voix radieuse l'arrivée des nuages, du froid, ou de la pluie. Un personnage à part, et dont j'admire par ailleurs l'immense patience : il ne se passe jamais plus de dix minutes sans que quelqu'un vienne lui demander quel temps il fera le prochain week-end en Normandie ou dans le sud. Il se moque gentiment de ses interlocuteurs, en leur demandant comment ils peuvent attendre autre chose que de la pluie à Caen ou du soleil à Nice, mais consent l'effort de leur donner des informations personnalisées, en feignant de savoir de quoi il parle. Comme il me le répète souvent, il m'a à la bonne car je suis le seul à ne jamais lui demander de pronostic. Mais depuis le temps que je travaille à ses côtés, il ne m'a pas fallu longtemps pour découvrir sur quel site il va copier toutes ses infos, et aussi pour prendre conscience d'une vérité malheureusement tenace : il se trompe dans 90% des cas. Espiègle comme il l'est, je me demande même s'il ne le fait pas exprès.

Joli coeurWhere stories live. Discover now