Le brasero

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Les portes en verre s'ouvrirent instantanément. Voilà une règle fixe à laquelle Félix pouvait se raccrocher. Elle n'avait pas de sens, mais, jusqu'à preuve du contraire, elle était vraie : "Dans ce bâtiment insensé, lorsqu'on appuie sur un bouton d'ascenseur, peu importe la différence entre le nombre désignant le lieu de départ et le lieu d'arrivée, la porte s'ouvre immédiatement et on se retrouve à l'endroit désigné." Il s'était donné beaucoup de mal pour éviter d'inclure le mot "étage" dans cette théorie et était plutôt satisfait du résultat. Ce qu'il aurait aimé maintenant, à défaut de pouvoir rentrer à la maison, c'était tester cette dernière encore et encore, monter dans un lift au hasard, appuyer sur le panneau de commande et constater la rapidité d'ouverture des portes, tant de fois qu'il le faudrait pour se sentir rassurer par ce précepte, le tenir pour acquis. Il ne voulait pas se faire surprendre encore par des scènes étranges et des interactions incongrues avec ce nouvel environnement.

Et, alors qu'il se tenait debout devant l'élévateur, sa tasse à café dans la main, il découvrit un nouveau décor un peu moins surprenant. Il y avait certes beaucoup de barrières censées encadrer une file d'attente qui était pour l'heure déserte, devant plusieurs guichets tout aussi vides, mais il y avait, plus près de lui, du côté droit, quatre personnes qui, apparemment, s'affairaient à réparer ou entretenir ce qui ressemblait à un barbecue géant. Il se voyait mal déambuler entre les barrières jusqu'aux officines abandonnées, pour probablement devoir faire le chemin inverse après avoir attendu quelques minutes ou jusqu'à ce qu'un des individus présents l'interpelle. Il partit donc à leur rencontre.

"Bonjour messieurs-dames, j'espère que je ne vous dérange pas." Une femme d'une cinquantaine d'années se retourna vers lui "J'espère que vous faites partie de l'équipe technique. Parce qu'on a beau faire, on ne s'en sort pas." Décidément, les choses auraient été bien plus simples s'il avait pu faire partie de cette équipe technique. "Non, désolé. Je cherche juste le guichet trois."

"Ah ! Parfait ! Un bureaucrate de plus pour réparer le brasero !" Lança-t-elle ironiquement. Elle reprit d'un ton plus sérieux "Les guichets ont fermé il y a quelques minutes, il va falloir revenir un peu plus tard. Vous venez de quel service ? Il y a un souci avec Timo?"

"Euh ... Non, je ne crois pas. Madame Coré de l'accueil m'envoie. Je n'avais pas de classeur alors elle a fait vérifier le registre et m'a donné des indications pour me rendre au guichet trois." Il avait essayé d'être le plus clair possible avec les informations dont il disposait et pensait s'en être plutôt bien sorti.

"Je ne comprends pas bien. Vous faites partie de l'accueil ? Quel rapport avec les guichets d'entrée ? Nous n'avons pas besoin de classeur, ici."

L'échec était cuisant, il allait devoir s'expliquer à nouveau. Un des hommes occupé par les réparations les interrompit "Maddie, tu peux venir ici s'il te plaît ? On a besoin de bras supplémentaires pour soulever la machinerie, ça à l'air de venir du système d'ignition." Elle se retourna vers Félix "Vous voulez bien nous aider ? Avec un peu de chance, ça ne devrait pas durer trop longtemps." Il la suivit vers le brasero béant, cela lui semblait être une occupation bien plus intéressante que chercher le moyen d'atteindre un guichet dont il ne connaissait même pas la fonction.

"Tiens, Maddie, aide-moi à soulever ce coin. Monsieur, si ça ne vous dérange pas, allez de l'autre côté pour aider Pedro et Holly." Enfin quelque chose de familier ! Depuis une dizaine d'années, Félix était grutier intérimaire. Sans y vouer une passion dévorante, il aimait bien son travail. Il soulevait ce qu'on lui demandait de soulever, parfois avec précision, d'autres fois avec rapidité, l'éventail des possibilités n'était pas énorme, mais cela requérait de la concentration et un certain sang-froid. Ils soulevèrent une sorte d'énorme cuve pleine d'un liquide qui ressemblait beaucoup à du jus de framboise, probablement l'un de ces nouveaux carburants écologiques. Ils la posèrent sur cales et Holly se coucha sur le côté pour accéder au système d'ignition.

Pedro s'adressa à Félix "C'est probablement la première fois que vous voyez ça, non ? Peu de gens ont l'occasion de voir l'envers du décor. C'est qu'il faut que ça ressemble à quelque chose ou les gens s'ennuieraient en attendant leur tour." Félix opina du chef, un peu perplexe car il n'était pas sûr de comprendre exactement ce que cela signifiait. Peut-être s'agissait-il d'une attraction. Il écouta encore Pedro, peu convaincu par cette pensée. "On n'est pas censés s'occuper de ça non plus. Mais l'équipe technique n'est jamais disponible, alors on met les mains à la pâte sinon ça râle là-haut ... enfin plutôt en bas. Il ne faudrait pas que les gens qui arrivent voient ça dans cet état. Vous travaillez où, vous ? Je parierais bien sur l'équipe en charge des indésirables. J'ai juste ?"

"Eh bien, je suis grutier à la base. Mais je ne travaille pas ici."

"Grutier ??" s'étonna Maddie "Je n'étais pas au courant qu'il y avait des constructions en cours."

Holly se releva, transpirante, et dit "Ca y est, ça devrait fonctionner !"

Ils remirent la cuve à sa place. Les deux femmes s'occupèrent de refermer le brasero et Pedro se dirigea vers une armoire accrochée à une paroi. Lorsque tout le monde se fut éloigné suffisamment, il pianota brièvement et les moteurs se mirent en route. Un énorme feu monta tout le long de la machine. De véritables flammes de l'enfer, sur une bonne vingtaine de mètres et qui montait jusque près de deux mètres de hauteur. La pièce avait complètement changé d'atmosphère. Pourtant, Félix ne ressentit aucune chaleur. Ce manque de sensation lui fit lâcher un "Des flammes froides ?" de surprise.
Pedro réagit rapidement "Oh oui, mince ! J'ai failli oublier le chauffage. Heureusement que vous êtes là." Il pianota à nouveau. Au bout de quelques secondes, une forte chaleur se fit ressentir.

"Ca devrait faire l'affaire. L'équipe une ne devrait pas tarder, ils vont pouvoir accueillir les nouveaux venus comme il se doit." dit Maddie "La journée est terminée pour nous. Voulez-vous que je demande à Timo, du guichet trois de vous recontacter ou préférez-vous l'attendre ici ?"

"Je suppose que je vais l'attendre au guichet" répondit Félix. Il n'avait de toute façon aucun moyen d'être joint. Les seuls objets qu'il avait avec lui étaient ses vêtements et la tasse à l'effigie du chanteur barbu.

Il se dirigea vers les barrières et, pour faire passer le temps, déambula lentement entre elles au rythme de la chanson "mad world" qu'il fredonnait à présent. Pas la version de Gary Jules, qu'il trouvait trop larmoyante, mais l'originale, de Tears for Fears. Il la trouvait bien plus en adéquation avec ce qu'elle racontait, plus complexe, plus cohérente pour décrire ce monde fou. Il arriva au bout et se cala, assis contre le comptoir numéro trois, fredonnant encore.

Il se mit alors à jouer avec la tasse, la faire tourner entre ses mains puis s'arrêta net. Il aurait été bien ennuyé si le café s'était renversé. La seule chose envisageable pour lui dans ce cas aurait été d'essuyer avec ses vêtements et il n'avait vraiment pas envie de sentir le café jusqu'à ... jusqu'à quand ? Quand pourrait-il enfin s'extirper de cette situation ubuesque, de ce lieu, si ce n'est hostile, bien inconfortable pour lui ? Il ne désirait rien de plus que pousser sa porte d'entrée, prendre une douche réconfortante, s'installer dans son fauteuil cosy : se sentir à la maison. Mais il était là, assis dans une grande salle vide, avec pour seule compagnie un volume impressionnant de flammes froides auxquelles on était apparemment obligé d'adjoindre un chauffage artificiel, réglé décidément trop fort. Il transpirait. Il espérait que quelqu'un arrive derrière le guichet et lui offre enfin la porte de sortie de sa mésaventure.

Le remplaçantOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz