La file d'attente

26 0 0
                                    

Félix ne se souvenait pas avoir quitté son appartement. Vaguement surpris, il se retrouva dans une file d'attente, une tasse de café à moitié vide dans la main. Lentement, il prit conscience de ce qui l'entourait, comme s'il émergeait d'un long sommeil.
Il s'aperçut rapidement que quelque chose clochait dans le décor, mais ce qui le préoccupa le plus c'est qu'il détestait le goût du café. Comment diable cette tasse avait pu atterrir dans ses mains ?
Il aurait aimé la poser discrètement pour l'abandonner, mais il n'y avait aucun support disponible à l'horizon. En y réfléchissant bien, il n'y avait pas vraiment d'horizon tout court. Il voyait sa file d'attente, le curieux bâtiment auquel elle menait et le reste était plutôt flou. Encore un mystère : il avait une très bonne vue et à part quelques brouillards ou buées de salle de bain, Félix ne se souvenait pas d'un décor si flou. Tant pis, il attendrait la bonne occasion pour s'en débarrasser.

Le bâtiment, un immeuble plutôt imposant, semblait plus proche maintenant, il n'avait pourtant pas bougé et à moins d'une technologie extraordinaire dont il n'avait pas la connaissance, le sol était tout ce qu'il y avait de plus classique: fixe et bien stable. Et il était bien sûr à quatre-vingt-dix-neuf pourcent qu'il n'avait pas bougé les pieds... ou peut-être quatre-vingt-dix-huit... ou un peu moins ..... il n'était plus vraiment certain.
Il vint soudain à l'idée de Félix qu'il vaudrait mieux pour lui savoir où menait cette file d'attente et éventuellement s'en extraire si, comme il le soupçonnait, il n'avait rien à y faire. Il voulut observer les gens dans la queue pour essayer de dégager des caractéristiques communes, mais là encore, cela posait problème. Ces personnes n'étaient ni plus, ni moins que des silhouettes. Enfin un peu plus que moins tout de même. Il s'agissait de vraies personnes dont il pouvait ressentir une réelle présence, mais ses yeux ne voyaient que de  vagues formes, comme si tous ces individus avaient été grossièrement dessinés, à peine esquissés sur le paysage.

Félix se sentait de plus en plus ébranlé et tenta alors de se raccrocher à la seule chose concrète qui se trouvait à proximité : le bâtiment dans lequel s'engouffrait la file d'attente. Ou peut-être aurait-il dû dire "sa" file d'attente. L'idée de quitter cette dernière lui semblait de plus en plus inaccessible. D'ailleurs l'immeuble semblait encore plus proche... trop proche.
Là encore, il n'aurait su dire ce qui clochait dans la construction. Il s'agissait d'une bâtisse plutôt quelconque mais, il ne savait pas si c'était dans les proportions, le nombre d'ouvertures, leur disposition ou l'équilibre du tout,  quelque chose ne collait pas.

Si Félix avait pu voir clairement les choses, il aurait vu la fenêtre à droite du troisième étage s'agrandir, il aurait vu l'applique murale se transformer en panneau d'accueil, il aurait vu que tous les gens devant et derrière lui étaient, d'une façon ou d'une autre, abîmés, il aurait vu que le décor n'existait pas et que l'immeuble venait à sa rencontre, sans que rien ne bouge, car c'est comme cela que les choses fonctionnaient ici. Un jeu des sept erreurs géant.

Mais il ne percevait pas cela, ce qu'il voyait le mieux et le plus distinctement était cette maudite tasse de café qui le mettait de plus en plus mal à l'aise. Il ne savait pas comment la tenir ! S'il l'avait tenu avec trop de confiance, quelqu'un aurait pu croire qu'il s'agissait de sa tasse, qu'elle lui appartenait totalement et qu'il n'y avait aucun problème à ce qu'il la garde en main. Mais comment pouvait-il la tenir à la fois sans confiance et sans paraître ridicule ? C'était idiot, après tout, il y avait des chances que les gens autour de lui le voient comme il les percevait eux, c'est-à-dire très approximativement et sans même considérer la tasse. Il ne pouvait tout de même pas l'abandonner au sol juste comme ça. C'était contraire à tout ce qu'on lui avait inculqué de politesse et de bienséance. 

Il remarqua alors, pour la première fois depuis qu'il la tenait, le motif qui y était apposé. Une fois de plus, Félix fit face à l'inconnu. Mais cette fois-ci, l'inconnu semblait avoir un nom : "Gérard Palaprat". Peut-être s'agissait-il du propriétaire de l'objet, attendant avec désespoir son café, quelque part. Sous ce nom, apparaissait le mot "Svasti", complètement inconnu de Félix, puis le visage d'un homme barbu aux cheveux longs et ondulés, grossièrement collé sur ce qui semblait être le globe terrestre, suivi d'un slogan ou peut être un titre: "pour la fin du monde". Sur la droite, enfin, on pouvait voir le portrait du même personnage barbu, en pied. Il arborait un air confiant et une tenue très seventies, pantalon patte d'éléphant et veste à col "pelle à tarte".

Le remplaçantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant