Partie 4 : Chapitre 5

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Je tombai enceinte au mois de novembre 1943. Mes parents accueillirent la nouvelle avec joie, mais aussi, avec beaucoup d'appréhension. 

La guerre avait pris un curieux tournant, on ne savait pas à quoi s'attendre.Régulièrement, Radio-Londres annonçait la perspective d'un débarquement, puis plus rien. La Royal Air Force bombardait à nouveau les côtes, les ports et des usines travaillant au compte de l'armée allemande, des gares de triage dans le but de paralyser le réseau ferroviaire. 

On disait que des quartiers et des villes entières avaient été détruites par les bombardements alliés. Adieu le Havre, Lorient et Brest ! Au revoir Nantes ! Caen !Saint-Lô ! Vire ! Beaucoup de perte civile, près de vingt mille personnes en Normandie, trois mille civils, rien qu'au jour du 6 juin 1944. 

On se demandait pourquoi — « Ne sont-ils pas censés nous sauver ? » disait mon père, « Ils veulent briser le prolétariat ! Ne voyez-vous pas qu'ils visent les cités ouvrières ? » Peut-être n'y avait-il rien à comprendre ; après tout, c'était la guerre. 

Il m'arrivait de penser à cette femme qui avait perdu son bébé durant les bombardements, à l'hôpital. Comment pourrait-elle jamais appeler l'Angleterre son allié ? Comment pourrait-elle gagner quoi que ce soit, une fois la guerre terminée ? 

Le maquis était exaspéré par de trop nombreuses destructions. Certains disaient qu'on ne pouvait compter sur personne — « Les Fritz nous fusillent, les Anglais nous pilonnent ! » — « Ils vont nous sauver » disaient les uns, « Meurtriers ! »hurlaient les autres. « Ils touchent des villes sans objectif majeur. Les boches ne sont pas là ! » Nous manquions de cohésion, nous laissions détruire dans l'espoir d'être vivants lorsque quelqu'un viendrait nous secourir. C'était une époque paradoxale où l'on tombait sous le feu de ses libérateurs, où l'on se demandait qui était qui. Mais le souvenir des photos nous invectivait de tenir, de résister à la violence alliée, à la folie ennemie. Beaucoup de rancœur devant le sang versé ; celui des nôtres. 

— Quoi ? s'écria Maxime. Il faut rien dire parce que c'est des bombes alliées ?Tes connauds de Rosbifs, la prochaine fois, qui te dit que c'est pas ta maison qu'ils vont toucher, hein ? Crois-moi, tu parleras pas pareil quand ça t'arrivera. 

— Tu préfère Fritz et Schmitz jusqu'à la Saint-Glinglin ? répliqua Guillaume. 

— Qui sont ces Fritz et Schmitz ? murmura le jeune Allemand à ma droite. Glinglin ? Je ne comprends rien quand celui-là parle. 

— Qu'est-ce qu'il marmonne le frisé ? revint Guillaume à la charge. 

Le dactylo lui jeta un regard noir, toutefois sans rien dire. 

— ASSEZ ! s'écria mon frère. Revenons à l'ordre du jour. 

Le dénommé Einer Hanel avait rejoint nos rangs depuis près de deux mois.Comme j'avais pu le constater moi-même, il travaillait sous les ordres de Hans au camp WN17 en tant qu'opérateur radio. Certains disaient qu'il frayait avec nous pour sauver sa peau, la défaite allemande résonnant comme un gong lointain, mais inébranlable. Personnellement, je n'avais pas d'avis là-dessus. Il nous aidait, il était fiable et utile ; il faisait partie de ces hommes qui taisent leurs pensées dans un silence abyssal, mais qui s'épanchent lorsqu'ils ont trop bu. 

Un soir, il nous raconta comment son père perdit son travail durant la Grande Dépression et dut se rendre régulièrement au bureau du chômage ( Inspiré par l'histoire de Herbert Lutz, What We Knew: Terror, Mass Murder and Everyday Life in Nazi Germany (2005)). 

L'opinion politique de ce dernier, absente jusqu'alors, se développa et s'orienta pour l'extrême droite. Parfois, lorsque personne ne se trouvait à la maison pour garder le petit Einer,son père l'emmenait avec lui. Et il trouvait ça excitant — enfin ! quelque chose arrivait. Il y avait toujours de la vie au bureau du chômage, et du haut de ses dix jeunes années, Einer s'amusait de ces vives altercations, (il entendait des gros mots),de ces bagarres, parfois. On se tapait dessus à la force des poings parce qu'untel dans la file d'attente était passé devant nous, parce qu'on en avait marre de patienter pour un fichu tampon et une vie misérable. « Tu vois » disait son père, « les communistes mènent toujours à la bagarre. » Ainsi naquit sa peur envers ces hommes « qui n'étaient pas comme eux », de la « mauvaise graine » qu'il valait mieux éviter. 

LiebchenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant