Partie 2 : Chapitre 6

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Tandis que d'autres composaient des chants de résistance, tout ce qui me parvenait était le son de la corde qui se tend, le balancier des cadavres dans le vent chaud de la mi-juillet. Au creux du lit, moi non plus, je ne faisais pas des rêves ,mais des cauchemars. Après l'infamie du champ de foire, les Allemands laissèrent les pendus pourrir durant plusieurs jours, avant de demander à quelques villageois d'aller descendre les corps, se plaignant de l'odeur comme s'ils tombaient des nues. 

Également, de grandes affiches signées par la Kommandantur apparurent sur les murs de la ville : « Tous les hommes de 18 à 60 ans recevront l'ordre d'avoir d'assurer le service de garde pour la surveillance des câbles de jour et de nuit. » 

Il était temps de les haïr ; je ne les appellerais plus les Allemands, mais les Boches, les Fritz, les Schleu — les sales rats ! Un soir où je perdais la tête, je croisai Ralph dans le couloir et me mis à le battre, détroussée par ma haine, le frappant de toutes mes forces comme s'il était responsable de la guerre. Il m'enserra dans ses bras comme dans des fers, et attendit que je me calme, que je cesse de pleurer. 

Peu avant mon accouchement, nous trouvâmes ce cheval blessé dans le champ des Bions, un immense Percheron qui avait beaucoup maigri. Nous veillâmes sur lui et nous en occupâmes au grand dam de mon père qui déclara que nous n'avions pas besoin d'une bouche en plus à nourrir. Malgré ses sempiternelles critiques, il était celui qui s'en occupait le plus. Il avait construit une sorte d'étable au plus près de l'atelier où il passait ses journées et ses nuits, et l'avait même surnommé Maréchal. 

« Ça vous brise le dos et ça vous bouffe vot' pain » disait-il, « Sale bête. » 

Maman, quant à elle, répétait que cela allait nous porter malheur, et que ça n'était pas un prénom pour un cheval, ça, Maréchal. Petit père s'en allait promener le Percheron, et pour l'embêter davantage, entonnait : « Maréchal.., les voilà..! » 

— Maréchal, déclara Siméon durant le dîner, il est plus beau que Pétain. 

Ralph se mit à rire avec mon père (instant incongru), et maman réprimanda mon frère dont les yeux brillaient d'amusement. 

— Il a raison, laisse-le parler ce mioche ! 

— Par les temps qui courent, répliqua-t-elle, mieux vaut ne pas avoir d'opinion. 

— Et vous, Rolf ? 

— C'est Ralph, Monsieur.

— Ralph, peu importe ; quelle est votre opinion ? 

— Sur quoi, Monsieur ? 

— Je ne sais pas moi, (il agita ses mains en l'air, désignant ainsi tout ce qui se trouvait autour de nous), tout ce bazar, la guerre quoi ! 

Ralph haussa les épaules, s'essuya la bouche, puis posa sa serviette. 

— Je ne sais pas, Monsieur, je voulais être cuisinier. 

— Eh bien, vous l'êtes, déclara gentiment ma mère. 

Ils se sourirent à travers la table. 

— Je voulais être cuisinier dans les grands restaurants de Berlin, plus tard,peut-être. 

Je lui souris à mon tour, et Siméon s'agita à ma droite. 

— Henry m'a raconté une blague cette après-midi, piailla-t-il, mais je n'ai pas compris. 

— Eh bien, dis-la ta blague, le pria mon père. 

— C'est un garçon qui dit : « Un juif a tué un soldat allemand, il a ouvert sa poitrine et lui a dévoré le cœur.» 

Je croisai brièvement le regard de Ralph. 

LiebchenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant