4 - La prière

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Eito commençait la journée à genoux. Une habitude qu'il gardait de l'orphelinat. Chaque fois que ses mains jointes se pressaient contre ses paupières, il se rappelait sa mère. Il revoyait l'ovale de son visage, la virgule de ses yeux et son sourire tiré, interminable. Il sentait encore le sel de ses cheveux, la douceur de ses bras et la tige mordante qu'elle lui assénait chaque fois qu'il frottait trop ardemment la poudre de thé. Il entendait sa voix tendre dans son oreille, ses cris transpercer les murs. Il redécouvrait ses histoires.

Lorsque les îles nippones disparurent sous les eaux, les réfugiés climatiques emportèrent avec eux leurs coutumes et les transmirent aux générations nées sur le nouveau continent. La cérémonie de thé était devenue une façon pour eux de commémorer les ancêtres. Pour Eito, c'était une façon de recueillir la femme qui l'avait abandonnée.

Chaque matin, il broyait deux feuilles de plante grasse dans un récipient de porcelaine, à défaut d'avoir du vrai thé à boire, fouettait le dépôt avec un peu d'eau de pluie, le moussait jusqu'à obtenir un macérat bourbeux, verdâtre, qui séchait vite les pourtours de la tasse. Il déposait la mixture sous la fenêtre battante, soufflait la poussière qui venait se nicher autour et se mettait à prier.

Pour Molène, d'abord. Pour son sale caractère qu'il supportait depuis bien trop longtemps. Pour la remercier de l'avoir choisi lui, plutôt qu'un autre. N'étant ni le plus jeune, ni le plus agréable du lot, il ignorait encore les raisons de son adoption. Peut-être pour augmenter la main-d'œuvre au marché. Peut-être pour se sentir moins seule. Ça n'avait pas d'importance, elle avait au moins le mérite de faire partie de sa vie.

Pour la santé du vieux Dan, ensuite, qui ne pouvait plus façonner ses meubles. D'ordinaire, c'était sa femme qui poussait la lame mais elle était morte de soif il y a deux mois, comme leur fils Bali avant elle. Après l'inhumation, il lui avait promis de tailler pour lui.

Pour l'amour de Yona qui n'avait toujours rien dit à Gloria, mais espérait le faire après le marché de ce soir. Vu qu'il n'était pas très doué avec les mots, il lui dessinerait sûrement quelque chose de beau pour lui dire qu'il l'aimait.

Pour la fortune des Omarissin qui avaient du mal à vendre leurs bijoux. Les pierres de couleur manquaient sur le terrain et l'acier n'intriguait plus personne.

Pour la tranquillité des Almada et des Barnosa, tous deux en rivalité pour le commerce du textile. Puisque leurs chicanes amusaient la clientèle, ils ne comptaient pas se réconcilier d'aussitôt.

Enfin, le marchand eût une pensée pour lui-même. Pour son propre bonheur.

Il ne pria pas ses ancêtres. Ils étaient morts depuis longtemps, décomposés dans l'écume, ils n'avaient plus besoin que l'on pense à eux. Eito, lui, vivait encore et refusait de se laisser submerger par quoique ce soit.

*

Les profits des dernières semaines avaient permis de récolter assez d'argent pour une jarre de vingt centilitres. Cela faisait un moment que personne au terrain n'avait bu de l'eau filtrée, aussi l'excitation était palpable: Molène s'était lavée, Yona avait lustré son plus beau verre, Gloria s'était proposée à la cuisine, et les familles Almada et Barnosa avaient convenu d'une trêve. Eito, lui, ne tenait plus en place : il laissait même un semblant de sourire démanger ses traits. Malheureusement, c'était son tour de récupérer l'eau.

Le point d'accès le plus proche se tenait à l'extrémité sud de l'Armançon et s'ouvrait sur un étang de trente mètres par cinquante, consciencieusement cerné de hauts bâtiments solaires. L'étendue d'eau, dissimulée à la vue des passants, était pompée et assainie le samedi par le Service de la Traite, puis transposée dans des jarres d'acier, dont les étiquettes indiquaient le litre, le degré d'épuration et le prix de l'eau. 

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⏰ Dernière mise à jour : Dec 22, 2020 ⏰

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