2 - La promenade

84 4 7
                                    

Courir avait toujours été un catalyseur pour Alma. Lorsqu'elle avait besoin de réfléchir, elle enfilait sa brassière et partait longer les bords de l'Armançon. Autrefois, la rivière affluait jusque dans l'Aube mais n'en restait aujourd'hui que de la glaise poisseuse qui rejoignait la boue des promenades. Il y avait quelque chose dans l'effort physique qui la stimulait intellectuellement et l'aidait à démêler des situations inextricables. Plus ses muscles s'échauffaient et sa respiration se saccadait, plus la jeune femme sentait son esprit s'éclaircir et gagner en concentration. Une thérapie qui portait ses fruits d'ordinaire, mais qui se révélait inefficace depuis quelques semaines.

Cela faisait pratiquement deux mois qu'elle avait quitté le lycée, diplôme en poche, sans nourrir d'ambition particulière. Les études supérieures étant privées, la famille Gloirre ne possédait pas les fonds nécessaires pour rivaliser avec les grandes fortunes de la région. Travailler lui avait paru la meilleure solution: la jeune femme avait réussi à dénicher un poste saisonnier dans la Gommerie juste à côté de l'école. Elle ne s'en plaignait pas. Le salaire aidait à remplir les assiettes, parfois les verres. Les tâches demandées étaient loin d'être exténuantes. Elle avait ses journées pour courir à son aise. Mais lorsqu'elle servait le soir, machinalement, des gommes aromatisées aux tables pleines à craquer d'individus qui, eux, avaient sûrement déjà une perspective d'avenir, elle ne pouvait s'empêcher d'en ressentir une certaine amertume.

Alma accéléra sa course. Était-elle réellement la seule à ne pas réussir à se projeter? Cette pensée l'alarmait de plus en plus. Qu'allait-elle faire ? Quel rôle voulait-elle jouer dans cette société, si encline aux catégories ? Son pas se fit plus fuyant. On lui avait pourtant conseillé des alternatives : avec un cerveau comme le sien, elle aurait pu prétendre à des métiers d'importance, des bourses négociables avec l'appui du corps enseignant. Dommage que Benjamin Danevault fasse parti de sa famille. Il lui faisait mauvaise publicité. 

Courir professionnellement, aussi, lui avait été suggéré, mais la compétition lui aurait déplu viscéralement. La course, elle l'avait dans la tête, ça lui appartenait. Elle ne courrait pas pour les autres, ni sur les autres. En dernier recours, on lui avait proposé de quitter la région. De voir dans les grandes villes si les opportunités étaient plus florissantes. Bien sûr, les démarches auraient été laborieuses, on ne quitte pas un territoire affilié comme ça, juste par envie de changement. Il lui aurait fallu demander une acceptation de mobilité au Service de la Migration Interne. Mais pour aller où ? Pour découvrir quoi ?

En définitive, Alma n'avait envie d'aller nulle part. Elle était bien trop occupée là où elle se trouvait. Son problème numéro un : l'eau. Et l'argent. Sa famille était capable de se passer d'eau fraîche sur une longue période, mais qu'en sera-t-il après l'accouchement ? Elle avait peur que sa mère ne produise pas assez de lait. Elle n'était pas sûre que son travail suffise à pallier les dépenses, maintenant que Ben n'exerçait plus.

Justement, problème numéro 2 : Ben. Et son égoïsme. Alma aimait beaucoup son beau-père, admirait sa droiture d'esprit et sa rage communicatrice. C'était parce qu'il n'abandonnait jamais rien que Blandine en était tombée amoureuse. Mais ce n'était pas un homme de compromis. Elle lui en voulait d'avoir préféré ses convictions à sa famille. 

Problème numéro 3 : Jules. Et ses penchants pour la vérité. Depuis l'épisode de l'oral, pour lequel il a été recalé bien sûr, son frère semblait prédisposé à prendre les décisions les plus stupides. Elle craignait qu'avec Ben comme modèle ça n'allait pas s'arranger.

_ Eh ! cria une voix haletante dans son dos. Attends-moi !

Alma rebroussa chemin et découvrit son problème numéro trois, bras ballants et front suant, qui peinait à la rattraper. Il portait un vieux jogging de Ben dans lequel son corps fin flottait et se moulait tout à la fois dans les zones de transpiration. Un bandeau retenait ses cheveux châtains qui ondulaient jusque dans sa nuque. Il n'était pas encore à sa portée qu'elle remarqua son teint rouge trancher violemment avec ses bras blancs, frêles, luisants au soleil. La jeune femme décida de s'arrêter, histoire d'abréger ses souffrances.

Le Marché de la SoifOù les histoires vivent. Découvrez maintenant