Chapitre 59

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Juliette entra dans la pièce, son tablier ajusté et ses gants de jardinage prêt à être enfilés.

— Je viens de voir Maryse courir comme une folle. Elle va bien ? s'enquit Juliette

— Je crois, oui. En tout cas, elle a l'air d'aller correctement. Alors ce tour à l'hôpital ?

— Oh tu sais, rien de très inspirant. Les blessés sont tous d'une humeur massacrante. Les médecins ne sont pas tendres, encore moins aujourd'hui. Je ne sais pas si c'est la cause de mauvaises nouvelles par rapport à la situation au front, mais là, c'est n'importe quoi. Tiens pour te le prouver, je suis allée, dès le début de ma visite, voir un jeune garçon qui me faisait penser à mon frère. Et bien ça fait 3 mois qu'il est là, physiquement ça se remet doucement, mais le mental n'est pas du tout présent. Enfin, pour te dire qu'un des médecins a décidé, sûrement sous le coup de l'énervement, de le renvoyer chez lui. Tu te rends compte, il vient de perdre une jambe et il ne sait même pas encore marcher avec une canne qu'il doit repartir chez lui. C'est une aberration ! À quoi bon recevoir tous ces blessés si on n'est même pas en état de les soigner correctement ? Je n'avais qu'une envie, c'était de lui faire avaler mes carottes ou au moins de les lui jeter mais je n'avais pas mon panier. Où va le monde Lucile ? râla-t-elle en enlevant son manteau.

— D'autres nouvelles peut-être, nouveaux blessés, nouvelles arrivées ou départs ?

— Oui, on recevra 10 nouveaux blessés demain, 9 s'en vont cet après midi et 4 demain, je crois. Ah oui et Antoine m'a demandé de te dire qu'il était pressé de te revoir avec sa feuille de musique.

J'avais complètement oublié la feuille de musique. Qu'est-ce qu'il m'avait pris de lui promettre une feuille de gammes ? Sans complexe, je le lui avais promis alors que je n'avais pas touché à ce maudit piano depuis des lustres. J'étais vraiment dans de beaux draps.

— Tu sais, tu ne vas pas faire ta feuille en restant assise sur cette chaise, au mieux, tu ne vas que t'engourdir une fesse, me sermonna-t-elle en riant.

Mais même avec ça, je n'arrivais pas à trouver le courage d'aller m'asseoir sur ce fichu tabouret de piano. Ce n'était pas aussi compliqué pourtant.

— Lucile, ce n'est rien. Il veut juste se remémorer des notes, des mélodies, des sensations. Je sais que ça peut être dur, mais il souffre bien plus que nous. Tu dois aller à l'hôpital cet après-midi. Si tu t'y mets maintenant, tu auras juste le temps de finir. Allez, motive-toi !

Voyant qu'elle prenait encore son ton de mère énervée, je me résolus à obéir à ses ordres, même si j'aurais tout donné à ce moment-ci pour y échapper. Mais j'étais bien trop âgée pour trouver une quelconque excuse.

Je m'installai donc au tabouret, face à cette imposante obscurité. Je levai le couvercle du clavier et fut, encore une fois, subjuguée par ce contraste entre ce noir virulent et ce blanc si pur. Je posai mes longs doigts sur les touches et laissai mon esprit faire ce qu'il voulait. C'était comme ça, à chaque fois, je ne contrôlais rien, je m'y empêchais pour vivre la chose le plus profondément possible. Bientôt, les notes dansèrent entre elles. Leur virtuosité me coupait le souffle et me fit découvrir la musicalité si angélique de cet instrument que je chérissais tant.

J'adorais jouer, me glisser dans la peau des univers mis en scène, tantôt doux, tantôt agressif. J'aimais cette bipolarité musicale. Chaque morceau interprété remplissait mon cœur de joie et faisait divaguer mon esprit dans des coins toujours inconnus. Je faisais abstraction de tout, je ne pensais plus, je me laissais guider par mes doigts qui traçaient des lignes imaginaires sur les touches. Cette clarté, cette pureté mélodieuse me faisait frissonner. 

C'était comme si, du bout des doigts, on pouvait accéder au paradis, un mélange de douceur et de bonheur. Le piano représentait ma partie préférée, celle qui me constituait. J'ai toujours cru que la musique faisait ressortir le côté tendre des hommes. Personne ne pouvait être insensible à cette mélodie. Je me laissai emporter par ces douces sonorités, cette virtuosité, semblable aux fleurs de printemps qui éclosent, passant de boutons d'or à fleurs épanouies en libérant une fine odeur d'été et de tendresse. 

Mais, bientôt, tout cela sonna faux. La légèreté se transforma en écrasante lourdeur, l'ange en affreux diablotin, et la pureté se retrouva tâchée de sang. Ce paradis se referma en quelques secondes pour laisser place aux portes de l'enfer. Mes doigts ne dansèrent plus sur ces notes mélodieuses, ils ne faisaient que trouver les mauvaises touches, perturbant cette douceur. Mais je continuais, car c'était représentatif de mon état. Mes larmes coulèrent sur mes joues, je ne faisais rien pour les retenir. 

Des soubresauts dans ma poitrine me faisaient gigoter de haut en bas. Comme si j'étais reliée au piano, je continuais inlassablement, incapable de m'arrêter. Je ne faisais que des fausses notes, mais ma tête ne semblait pas trop gênée car elle ne donna pas l'ordre d'arrêter. Mes oreilles, elles, se plaignaient. Tout était faux, tout était détruit, rien n'était parfait, comme avant, au contraire. Tout cela avait été remplacé par une montreuse vie, guidée par des pulsions meurtrières et violentes qui avaient coûtées la vie de tant de personnes innocentes.

— Lucile, qu'est-ce que tu fais ? Lucile ? Tu pleures ? Oh ma douce, arrête, arrête, tu te fais du mal, essaya Juliette.

Mais rien n'y faisais, mes doigts étaient déconnectés de mon corps, ils jouaient seuls, sans chef d'orchestre, libérés de tout contrôle, de toute retenue. Et enfin, le déclic, je comprenais enfin pourquoi je n'arrivai pas à m'arrêter. J'étais en train d'exploser. J'avais trop longtemps retenu mes pleurs, ma sensibilité, mes humeurs, mes sentiments. Je relâchais tout, tout était en train de sortir. Jouer du piano avait toujours été mon échappatoire, le moyen de me vider la tête, de penser à autre chose, et là encore, il me sauvait. J'allais enfin pouvoir respirer après.

Il aura fallu au moins dix bonnes minutes à Juliette pour pouvoir me calmer. J'avais tellement garder mes sentiments pour moi, que ma crise avait été d'une violence inouïe. Heureusement que Maryse n'était pas là, sinon, je lui aurais fait bien peur à ce petit cœur.

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