Chapitre 7 : Anisse

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Un nouveau jour de soleil écrasant s'étire sur le duché d'Argyl. Un jour électrique où pas la moindre ondée ne viendra rafraîchir les terres craquelées telles les lèvres des pauvres paysans qui ne peuvent plus vivre de leur travail. La terre est devenue trop misérable pour leur offrir ne serait-ce qu'une récolte famélique.

La princesse Anisse sait leur malheur. Elle a pu examiner, au cours d'une des trop rares excursions que le Duc Filéass lui a accordée au-dehors du palais, les squelettiques épis de céréales qui occupent des champs inexorablement clairsemés malgré un labeur toujours plus lourd. Et les ruisseaux, qui s'amenuisent au point de devenir d'humbles filets, quand ils ne tarissent pas, ne peuvent promettre qu'une lente agonie.

Argyl va mal.

Florilande se meurt.

La jeune femme se penche sur la rambarde de la promenade qui contourne l'aile droite du palais pour observer les étals de plus en plus épars. Les marchands présentent aux mérégiens avec emphase des articles que ces derniers auraient boudé quelques mois auparavant et qu'ils s'arrachent à présent à prix d'or. Et chaque année est pire que la précédente.

Corale, sa servante, lui a affirmé que la famine tue à présent chaque jour plus et que le désespoir s'installe. A l'abri derrière les hauts murs du palais Ducal, Anisse n'a jamais souffert de la faim. Elle a même vécu un temps dans l'idée, entretenue par Filéass, que tous ses sujets partageaient sa chance.

Elle soupire en reprenant sa route et se presse vers la salle du trône Ducal en réponse à sa convocation. Après avoir passé la haie que constitue, de part et d'autre de la lourde porte ouvragée, la garde rapprochée du seigneur de Mérégé, elle s'avance vers le trône et s'incline profondément. Cela lui permet d'échapper aux iris ambre du duc qui flamboient de colère.

- Vous m'avez fait mandée, Messire ?

- N'en faites pas trop, Anisse, maugrée-t-il. Vous savez votre lignée royale.

Le Duc tapote de ses longs doigts aux ongles manucurés, une suite sonore grave, répétitive et irritante, sur l'accoudoir en ivoire du trône. Anisse qui ne tient pas à ce que l'entretien se prolonge décide de le flatter.

- Peut-il y avoir sang plus bleu que le vôtre, mon Duc ? Vous qui nous avez sauvé, Clisse et moi-même, des périls que nous encourions quand tous avaient fui ?

Filéass sourit fugitivement du portrait qu'elle brosse de lui. Anisse, contrairement à sa sœur, a le don de l'amadouer.

- Je suis bien aise de vous l'entendre dire. Votre aînée ne semble cependant pas partager votre gratitude, ni, à tout le moins, me respecter, rétorque-t-il d'une voix plus douce en caressant sa courte barbe blonde.

- Pardonnez-moi de vous contredire ; elle a pour vous la plus grande révérence, Messire, réplique Anisse qui parvient à proférer ce mensonge sans rougir.

- Et elle m'inflige ce camouflet, fulmine-t-il en agitant un index accusateur. Drôle de manière de me le prouver !

Le Duc quitte son trône pour, de son allure pataude, se rapprocher de sa protégée et la sermonner de plus près.

- Disparaître alors que malgré la famine, je donne un repas en l'honneur de son dix-neuvième anniversaire ! Je me suis défait de vassaux pour moins que cela.

Famine ? relève Anisse. Pas pour tout le monde ! Les coffres de Filéass sont pleins, elle le sait. Car si les paysans sont soumis à rude épreuve, les pêcheurs continuent de leur côté d'alimenter les caisses du Duc.

- Ne le prenez pas tant à cœur, mon Duc. Vous connaissez Clisse. Je suis certaine que ce n'est pas par esprit de fronde qu'elle a agi ainsi. C'est un vrai feu follet.

- Tout de même, un banquet pour son anniversaire !

- Vous savez bien que depuis la disparition de notre père, Hélios ait son âme, Clisse n'a plus jamais voulu participer à aucune fête. Et puis... » Anisse hésite, elle ne sait quelle manœuvre habile lui permettra d'aborder le sujet sans accroître la colère de Filéass. « Il y avait cette rumeur d'épousailles avec votre fils...

- Diantre, Coléass ne lui conviendrait-il pas ? Assurément en tant que tuteur, j'aurai pu lui trouver pire parti !

- Ne le prenez pas mal, Messire. Vous savez bien que la seule chose dont soit éprise ma sœur est... sa liberté...

Filéass, que sa démarche de canard rend presque comique, sillonne la pièce de long en large, de plus en plus outré.

- Clisse n'est qu'une femme, gronde-t-il. Et j'ai le devoir, je dis bien le devoir, de lui trouver un mari ! Et j'agirai en ce sens. Je ne serai pas éternellement là pour vous protéger.

- Hélas... Trois fois hélas...

Anisse se mordille la lèvre inférieure ; elle n'a pu empêcher l'ironie de percer. Le vieux Duc s'immobilise aussitôt. Il plonge son regard jaune dans celui de la jeune femme qui se sent flageoler. Un bruissement d'ailes détourne heureusement l'attention de l'homme. Il retrouve le sourire en apercevant un énorme corbeau d'une noirceur sans égal se diriger vers lui. L'aura maléfique de l'oiseau impacte physiquement la jeune femme.

Le Duc tend un bras ganté de cuir jusqu'au coude et l'affreux volatil se pose, non sans une certaine grâce. Le duc caresse avec douceur son plumage.

- Où est Obad, lui demande-t-il amoureusement.

Arad lance, de son œil unique, un regard en biais à la princesse dont la peau se hérisse.

- Filez, Anisse, ordonne le Duc, la soulageant. Regagnez vos appartements et considérez-vous consignée là-bas jusqu'à ce que je lève la sanction !

La jeune femme fait une rapide révérence et se précipite vers la sortie. La voix de Filéass la rattrape à la porte :

- Et dites bien à votre sœur, quand celle-ci daignera réapparaître, de venir me voir.

Anisse parcourt l'aile droite du palais au pas de course. Elle récupère Corale au passage et elles rient ensemble de la manière dont elle s'est moquée du maître d'Argyl. Leur hilarité s'interrompt quand elles aperçoivent la noble Annemasse, la mère du Duc.

- Bien le bonjour, Madame la Duchesse, la salue-t-elle en faisant sa révérence.

Un large sourire illumine la face ronde de la vieille dame.

- Allons, allons, ma chère Anisse, redressez-vous et partagez avec une vieille dame ce qui vous met en joie...

- Ce n'était qu'une bêtise que me contait Corale, affirme-t-elle avec aplomb tandis que sa suivante maintient ses yeux baissés.

La duchesse se rafraîchit mollement à l'aide d'un éventail sculpté dans de l'ivoire. Elle souffle avec nostalgie :

- Et bien continuez, mon enfant, et redonnez un peu de vie à ce palais. Des affaires sordides, hélas, m'appellent.

Anisse ne se le fait pas dire deux fois.

Le jugement de la FleurTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon