7. Inspiration théinée

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Armée de Wikipédia et de ma bouilloire, je découvris alors le thé indien. Les feuilles que le vendeur m'avait vendues étaient d'une qualité passable, d'après plusieurs blogs d'amateurs de thé d'Assam, mais elles me permettaient de révéler les particularités de ce terroir et de cette manufacture. 

J'apprenais que les plantations étaient des endroits où le travail était difficile, parfois mortel, et où tout était récolté à la main. Mr Malhotra avait vraiment dû me prendre pour une espèce d'Anglaise méprisante lorsque je m'étais interrogée sur le caractère « artisanal » de son exploitation là-bas...

Les feuilles larges et noires avaient un goût puissant, torréfié, et pourtant délicat, qui n'aurait pas supporté des associations avec des ingrédients trop forts comme du chocolat noir. 

Je comprenais soudainement pourquoi ce thème avait été retenu. Sans un minimum de connaissance en thé, il était impossible de faire un dessert équilibré qui révèle le goût des feuilles sans les saturer d'arômes.

Je passais mon avant-dernière journée avant le concours à tester des accords acides pour rehausser le goût du thé, en voulant à tout prix éviter les mélanges trop connus que sont ceux des agrumes utilisés dans les mélanges russes et ceux du Earl Grey, mais aussi les mélanges d'épices chaudes utilisées par les Indiens dans leur masala chaï, le thé aux épices parfumé de cannelle, cardamome, clous de girofle et gingembre.

L'Assam était trop fort pour les fruits rouges, sauf s'il était adouci avec du lait, mais l'utilisation d'un laitage qui rendrait n'importe quelle préparation trop sucrée me faisait douter.

À l'aube du dernier jour, je n'avais toujours pas trouvé d'accord parfait. Mes idées étaient embrouillées par la fatigue, le manque de sommeil et l'anxiété. 

Dans un jour, je devrais me présenter devant les représentants de Buckingham Palace pour avouer mon incompétence à tout le Royaume-Uni d'un coup. Après quoi, je n'aurais plus qu'à me trouver un carton confortable pour passer mes nuits sous les ponts ou pire... appeler mon comptable pour lui proposer un rencard.

Mon désespoir avait atteint un état de neurasthénie si avancé que je fermais le salon de thé directement après mes livraisons matinales. Je n'avais plus rien à faire, à part attendre l'heure fatidique pour monter sur l'échafaud. Toutes mes compétences, toutes mes techniques avaient été améliorées en vue de ce jour... Et je ne serais pas capable de faire quoi que ce soit. À cause d'un ingrédient que je ne maîtrisais pas.

Je me sentais impuissante. Après avoir dû abandonner la fac de droit suite à la maladie de mon père, je m'étais lancée à corps perdu dans la pâtisserie, en pensant que si au moins je réussissais ça, ce serait comme une petite victoire, une façon de me rassurer sur le sens de ma vie. Et voilà que je sombrais, même en pâtisserie.

De retour au salon de thé vers 11h, je m'assis au comptoir, là où Mr Malhotra s'était tenu pendant une semaine, et je contemplais le caniveau de l'autre côté de la rue depuis la baie vitrée avec une intense impression de dérive. J'en venais à regretter de ne pas avoir de licence pour vendre de l'alcool et me saouler une dernière fois avant le grand désastre.

Alors que je fixais le macadam en laissant mes pensées s'égarer, je revis un instant le bouquet de pivoines roses, comme s'il n'avait jamais été emporté par les éboueurs. Je me mis à penser à ces fleurs. Je me souvenais des pétales qui s'étaient séparés des tiges en tombant doucement sur les pavés. Où avait-il acheté ces pivoines ? C'est vrai qu'elles étaient vraiment très jolies, et qu'elles dégageaient un parfum à la fois doux, poudré et un peu entêtant.

De si jolies pivoines... Des pivoines ? Mais oui, des pivoines ! D'un bond, je sautai de ma chaise pour courir à la baie vitrée, comme si le bouquet allait réapparaître tel un mirage. Un passant recula, surpris en me voyant bondir sur la fenêtre.

Oui, un sirop de pivoine ! Pas pour être mélangé avec le thé, mais pour fonctionner en duo avec le thé... Non ! En trio ! Avec de la crème entre les deux pour lier les contrastes en douceur !

Les idées se mirent à fourmiller brutalement dans mon esprit, et je dus m'asseoir à même le sol pour réfléchir. J'en étais presque étourdie. Cette combinaison était tout simplement parfaite, elle irait à merveille dans n'importe quel plat royal !

Folle de joie, je me relevai brusquement pour me mettre à danser sur place, toute seule, au milieu de mon salon de thé fermé. J'avais envie de pleurer, de crier sur tous les toits que j'avais enfin une solution ! Eurêka ! Ce sera la pivoine !

Mon cœur bondissait d'excitation lorsqu'un détail vint soudainement ternir toute ma révélation. Comment allais-je me fournir en essence de pivoine alimentaire en moins de 24h ? Je fis immédiatement une rechute totale de désespoir. Tout était perdu. Il fallait que je fasse de l'essence de pivoine, ce qui prenait plusieurs jours...

Ou alors, je pouvais préparer du sirop avec des fleurs fraîches ! J'avais les alambics pour faire des hydrolats, et l'opération ne prenait que quelques heures !

Cette dernière journée fut pour moi la plus éprouvante de toutes. En plus de l'ascenseur émotionnel de ma découverte, il me fallut commander un kilo de fleurs de pivoines chez au moins cinq fleuristes différents pour préparer deux litres de sirop.

À 21h, mes deux bouteilles de liquide rose étaient prêtes, étiquetées, pour passer les contrôles protocolaires du concours, et je n'avais aucun échantillon en quantité suffisante pour faire des essais. Je partirais donc à Buckingham Palace accompagnée seulement d'une idée un peu folle, un accord de saveurs auquel je n'avais même pas goûté.

Mais au point où j'en étais, n'était-ce pas déjà formidable ?

Je savais que mes concurrents allaient passer la nuit à faire et refaire encore leurs desserts, sans savoir quel serait l'ingrédient qui leur serait imposé en plus le lendemain, mais après des semaines d'insomnie et le stress que m'avait apporté ce thème infernal, je n'avais plus l'énergie pour ne rien faire. Ce soir-là, je dormis d'une traite, sans entendre ni les voisins qui ronflaient ni les clochards qui se battaient contre les poubelles.

Je passai une nuit douce, emplie du parfum des pivoines et des souvenirs de Mr Malhotra. 

LONDON BREAKFASTWhere stories live. Discover now