Chapitre 17 - Les Dévoreurs

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Sonia crut tout d'abord être réveillée par les cris lointains et les premiers gongs qui sonnaient dans toute la ville. Mais quelque chose de plus viscéral, de plus intense, venu du plus profond de ses entrailles lui arracha un frisson nauséeux. Tout son être semblait lui hurler silencieusement de fuir, sans que la san'eshe saisisse la nature de l'avertissement. Se relevant lentement, dans un mouvement suave, elle entrouvrit la fenêtre donnant sur la cour de l'hospice et ferma les yeux, inspirant pour se concentrer.

Sonia ne tentait pas de comprendre comment elle pouvait entrer en résonnance avec les symbiotes qui l'environnaient. Elle ignorait l'origine de ce talent, perdu dans le brouhaha dément qui lui tenait lieu de mémoire de son enfance et de son passé. Tout ce qu'elle avait pu être avant qu'elle ne soit condamnée à l'asservissement le plus total par l'emprise du Languori, n'était plus des souvenirs, mais des fragments épars, si intimement enchevêtrés qu'elle aurait été incapable d'expliquer pourquoi elle pouvait apprécier ceci, ne pas aimer cela. Sa propre biographie n'était qu'un chaos de moments fugaces vidés de sens. Mais elle savait qu'elle pouvait entendre le murmure des symbiotes, y retrouver dans leur brouhaha silencieux une âme, un esprit, une personne précise ou, comme elle s'y concentrait à l'instant, capturer les émotions et les réactions de leurs porteurs, comme on écoute une foule pour en connaître l'état d'esprit.

Par-dessus les éclats de voix alarmés, les échos lointains des gongs et l'agitation anxieuse de la ville assiégée, l'éducatrice fut soudain happée par un bouillonnement vertigineux d'épouvante, d'effarement et de désespoir. Ce que voyaient et comprenaient les êtres dont les symbiotes relayaient les émois était simplement trop vertigineux pour leur esprit. Mais au-delà, comme une sourde présence, il y avait de la haine, des bourrasques de courroux tempétueux, des ondes de colère vengeresses, affamées de rage et avides de sang, prêtes à déferler les unes contre les autres. Et l'impact était imminent, même si toutes ces âmes n'en avaient pas conscience.

Sonia eut un haut-le-cœur brutal et faillit ne pas atteindre le pot de chambre à temps avant de vomir tout ce que son estomac pouvait rendre. Elle ignorait la nature de ce qu'elle avait pu approcher d'aussi près ; mais quoi que soient ces choses, elles défèrleraient sur Mélisaren d'ici peu. Elles ne viendraient pas pour vaincre ou conquérir, mais pour détruire, ravager et dévorer. Il fallait fuir ; si ces choses entraient dans la ville, ce serait un massacre.

Un instant plus tard, Azur eut la surprise de voir débouler dans la cuisine, telle une furie, la redoutable san'eshe, clairement choquée, mais bouillante de détermination. Elle n'eut pas le temps de lui demander ce qui se passait. Sonia lâcha d'un ton sec :

— Où est Anis ?!

***

Zaherd se précipita, depuis la cour plongée dans la pénombre de la soirée tardive, vers la salle d'armes, où se tenait tout son état-major. Amiraux de la flotte, commandants de légions et officiers des différentes gardes de la ville, tous étaient là, debout, en armes et armure autour de la table. Pour certains, ils portaient les stigmates de la fatigue et des récentes batailles ; pour tous, ils arboraient un masque grave d'appréhension. À vrai dire, chacun avait beau le cacher, l'angoisse était palpable.

L'Impérius rejeta rageusement la coupe de vin qu'un esclave inquiet lui tendait et, sans préambule, demanda :

— Des nouvelles de notre émissaire ?

Mantelios, capitaine des éclaireurs répondit de suite. À sa simple expression, il fut évident pour tous que la nouvelle qu'il rapporterait serait dramatique :

— Il a été tué sans avoir eu le temps de parler. Seule son escorte est revenue, avec un message : ils exigent une reddition sans condition ; il n'y aura aucune négociation.

Les Chants de Loss, Livre 3 : NasheraWhere stories live. Discover now