Chapitre 4- Eïm

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L'explosion des réserves du comptoir et ses quelques tonnes d'huile de narva entraina l'embrasement de dépôts de goudron d'étanchéité stocké à peine plus loin qui, eux-mêmes, boutèrent le feu à un modeste magasin bourré jusqu'à la gueule de résine de mellia vert hautement inflammable, qui, en se consumant dans une boule de feu, fit exploser un stock illégal de poudre noire et d'alcool frelaté, oublié là depuis quelques années.

La toute dernière détonation envoya valdinguer pratiquement toute la foule qui s'était rassemblée dans l'espoir vain d'endiguer le feu qui dévorait le Chien Salé. Même Eïm fut arraché du sol et jeté en arrière par l'impact. Il espéra brièvement que le souffle ait étouffé les flammes, mais, en se redressant, toussant et crachant de la suie, il réalisa que les dieux, s'ils existaient, n'étaient pas de son côté aujourd'hui. L'incendie faisait toujours rage et maintenant s'y ajoutaient de nouveaux blessés : les personnes les plus près des entrepôts avaient pris la vague de feu de plein fouet. Ceux qui n'agonisaient pas fuyaient, totalement terrifiés, certains à demi brûlés. Eïm aurait eu du mal à jeter la pierre aux chanceux sortis indemnes de là, mais qui renonçaient à combattre l'incendie et prenaient eux aussi leurs jambes à leur coup.

Dans la cohue, alors qu'il faisait de son mieux pour relever les sonnés, en priorités les miliciens avec qui il était venu prêter main-forte sur le port, le colosse ne prêta pas attention à la jeune femme aux cheveux roux qui courait au milieu de la foule paniquée, vers le brasier dévorant l'entrée de la taverne. Baurius, un des hommes de confiance du lieutenant Akarios était des gardes. Il vacillait, secoué, mais bel et bien vivant. Eïm lui tendit son énorme main pour l'aider à se relever :

— Ça va ?

— Ouais, ouais. Mais on ne sert à rien, là ; que peut-on faire ?!

Le colosse grommela quelque chose d'inaudible qui devait être un acquiescement. À côté de Baurius, Beringil, un cadet de la milice, qui avait tout juste seize ans, crachait et avait peine à trouver comment se relever. Eïm lui prêta main-forte en répondant :

— Je sais, je sais. Écoute, ramène ce gosse en sécurité et rassemble les blessés transportables et ceux qui peuvent les soutenir. Moi, je vais essayer de...

Eïm n'eut pas le temps de finir sa phrase. Un puissant fracas suivi de cris et de nouveaux hurlements lui fit craindre qu'un autre bâtiment soit en train de s'effondrer. En tournant la tête, il manqua d'ailleurs penser que c'était bien le cas. Quelque chose balayait l'entrée en flammes du Chien Salé, repoussant les débris, la pierre et le bois embrasé comme s'il s'agissait de poussières voletantes soufflées par un enfant. Le guerrier avait déjà vu cela et trouva immédiatement la responsable ; elle avançait dans les gravats qui reculaient irrésistiblement devant elle. Minuscule face à la masse qui cédait à chacun de ses pas, Eïm reconnut l'esclave aux cheveux roux propriété de Jawaad ; elle portait son sarouel couleur azur et sa chevelure couleur de feu claquait dans l'air au rythme des bourrasques d'air brûlant. C'est alors qu'il entendit son Chant. Cela non plus, ce n'était pas la première fois dans sa longue vie. Le sien avait un éclat cristallin, d'une pureté inhumaine et magnifique, pareille à ces musiques qui marquent l'âme à jamais. Il montait toujours plus crescendo, tandis qu'elle dégageait l'entrée de la taverne où se trouvaient les victimes que tout le monde dans la rue avait, comme Eïm, tenté de sauver.

L'instant était magique, presque miraculeux et Eïm était trop vieux pour affirmer sans hésiter que les miracles, cela n'existe pas. C'était tout autant effrayant : la jeune femme donnait l'impression d'irradier tandis que tous les obstacles sur son chemin étaient chassés comme par un immense balai invisible. Il s'agissait de tonnes entières de gravas et toute la puissance d'un brasier infernal qu'elle affrontait avec l'aisance d'un jeu d'enfant. Derrière l'écran de poussière et de fumée, le colosse put distinguer des silhouettes en train de se redresser et foncer vers la sortie. Il n'allait pas prendre le temps de les compter ; toute manière, il n'avait aucune idée de combien s'étaient retrouvés piégés quand l'incendie avait débuté.

Les Chants de Loss, Livre 3 : NasheraWhere stories live. Discover now