Interlude: Tokyo

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Des femmes pressées de préparer le repas se mouvaient à vive allure dans le dédale du gigantesque marché de la ville. Le bâtiment arborait désormais une apparence très occidentale, bien que les étals, eux, n'aient pas été changés. Chaque jour, paysans et pêcheurs venaient vendre leurs produits. Eux, comme une grande partie de la classe populaire, n'avaient pas encore adopté le style vestimentaire importé par les Anglais. Souvent cher, ces habits n'étaient aimés que par la noblesse, les artistes et les scientifiques. En effet, la majorité de la population les trouvait vulgaires et beaucoup trop éloignés de leur idéal de l'élégance et du raffinement. Ces femmes, qui portaient corsets et pantalons d'hommes, ne ressentaient-elles aucune honte ? De tels accoutrements étaient bons pour les créatures qui vivaient en dehors de la cité, mais pour eux, de vénérables humains... C'était impensable ! Et que dire des illusionnistes et des écrivains qui arpentaient désormais la ville ? Les premiers étaient inquiétants et donnaient un mauvais exemple aux plus jeunes ; en les laissant imaginer qu'il s'agissait là d'un véritable métier. Quant au second... Certes, la littérature était plus que fondamentale, mais des gens aussi... originaux, avaient-ils vraiment besoin d'errer ainsi en quête d'inspiration ? Ne pouvaient-ils pas demeurer chez eux ?

Un peu plus loin, Élias observait avec curiosité une échoppe qui venait d'ouvrir quelques jours auparavant.

« Entrez pour tester et adopter nos créations. », disait le slogan.

Tenue par un couple d'ingénieurs londonien, des petits animaux mi-organiques mi-mécaniques, de différentes tailles et formes étaient proposés à la vente. Le jeune homme était fasciné par ce qui ressemblait à des chiens, mais se ravisa. Son père n'accepterait jamais une technologie étrangère chez eux et encore moins un animal. Il devrait attendre de quitter la maison pour s'en procurer un. Patienter et économiser, car ces petites merveilles n'étaient pas destinées à toutes les bourses.

Élias continua à flâner, et tomba sur une boutique de vêtements. Il sourit en apercevant les somptueux corsets faits main. S'il osait, il en achèterait un à Freddie. Toutefois, il ne connaissait pas sa taille et, surtout, cela aurait été malpoli. Son amie était tout de même la fille de la déesse Izanami. De quel droit lui offrirait-il un présent si intime qu'un vêtement ? Surtout maintenant que leur relation était à jamais changée. Il ne réalisait pas encore que d'ici quelques mois, il se marierait à une femme dont il ne savait rien. Finirait-il par regretter sa nuit avec Winnifred, puisqu'il ne connaîtrait bientôt plus que les bras de son épouse ? Non... Et puis, aucune autre option ne s'offrait à lui. Il n'était qu'un humain tombé amoureux d'une créature immortelle. Tout, dans cette situation, était stupide. Par respect pour ses parents, pour son nom et pour son amie, il devait se ressaisir. Il se promit alors de devenir un époux exemplaire.

Le jeune homme jeta un œil au cadran solaire le plus proche : à force de rêvasser, il allait finir par être en retard pour dîner et son père le punirait probablement. Tant qu'il vivait sous son toit, il ne pouvait risquer de s'attirer de nouveau ses foudres. Il commença à courir, l'ombre d'une machine s'étendant à l'horizon.

Cette étrange forme, la sorcière l'avait interrogé plusieurs fois à ce sujet, mais, en tant qu'habitant lambda, il n'en savait que très peu. Cette structure représentait l'œuvre du meilleur ingénieur de la ville, Fumihiko. Personne ne connaissait le nom de famille ou le passé de cet homme fantasque. Toujours affublé d'un haut-de-forme cuivré et de volumineuses lunettes rondes assorties, il était impossible de deviner la couleur de son regard. Ses cheveux, un nid de boucles brunes, encadraient son visage émacié. D'après les rumeurs, les automates qui naviguaient en ville lui appartenaient. D'autres disaient qu'ils fournissaient les êtres surnaturels en armes sophistiquées. La seule vérité était qu'il était suffisamment doué et important pour que les autorités lui permettent d'installer sa création à la vue de tous. Son invention, haute de plusieurs mètres, ressemblait à un gros cube décoré de cylindres à l'aspect rouillé. Sur l'une des faces, celle dissimulée aux habitants, une gigantesque horloge aux milliers de rouages. Si l'on observait attentivement les aiguilles dorées, leur mouvement n'avait rien de naturel et ne semblait pas suivre le flux du temps tel que les humains pouvaient le concevoir.

Fumihiko éprouvait une immense fierté à chaque fois qu'il posait les yeux sur sa machine. Il avait obtenu l'autorisation suite à un mensonge que tout le monde avait cru sans aucun souci. S'il leur avait révélé la vérité, personne n'aurait accepté. Jamais. Bien que son invention soit absolument parfaite et soit, la solution miracle a de futurs problèmes, il savait que les habitants n'étaient pas prêts à accueillir une telle nouvelle. Ils ne pouvaient pas comprendre l'importance de ses recherches. Alors, il travaillait dans l'ombre, créant de temps à autre des petits gadgets utilitaires, afin qu'on le laissât tranquille. L'ingénieur soupira. S'il se trouvait là, c'était à cause d'elle. S'il avait dû se démener pour que la machine soit prête dans les temps, c'était parce qu'elle était trop stupide. Trop humaine. Mais, au fond, il s'amusait bien. Un peu plus tôt, elle avait commis une erreur. La prochaine, la faute de trop, ne devrait pas tarder selon ses calculs. Dès lors, il pourrait activer son invention et montrer à tous l'étendue de son génie. Ce jour-là, elle comprendrait que la vie était cruelle et qu'elle ne pouvait pas s'y opposer.

Fumihiko se gratta le bras droit jusqu'au sang. Diable que ce corps se révélait embarrassant. Sa peau était irritée par la rudesse des produits qu'il employait et par le frottement de ses brassards en cuir rêche. Un grincement attira alors son attention. En effet, les aiguilles avaient bougé d'un centimètre vers la gauche, puis de deux centimètres vers la droite. Intéressant. Jamais il n'avait encore observé cette combinaison de mouvements. Il attrapa un épais carnet, nota la date et le schéma. Il se demanda ce que l'autre idiote avait bien pu faire pour que l'horloge réagisse ainsi. À la nuit tombée, il devrait vérifier. Chaque détail avait son importance. 

Le Temps dans ses yeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant