Chapitre 1: 1580-1600

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Elle s'était lassée de la monotonie de son monde, de ces âmes sans intérêt. Pour une fois dans son existence, elle avait envie de créer autre chose qu'un palais, ou qu'une nature inanimée. Après la mort, la vie. Elle avait alors scruté chaque époque, chaque humain, dans l'attente d'en trouver un qui lui plairait. Sa patience fut récompensée en 1578, lorsqu'un Londonien, du nom de Christen Fletcher, avait attiré son attention. Chaque soir, il priait Dieu et les anges de lui donner une épouse pour combler sa solitude. Bel homme, intelligent et riche marchand, il lui sembla parfait. Son âme, délicieuse et élégante, semblait n'attendre qu'elle. Et surtout, elle était lassée de patienter. Elle vérifia les protections déposées un peu partout dans son antre puis, dans un clignement de paupières, elle se retrouva devant sa maison. Seulement vêtue d'une robe violine, bien trop légère pour cet hiver infernal, elle sourit en sentant la morsure du froid sur sa peau nue. De sa main translucide, elle toqua trois fois à la porte en bois. Elle entendit l'homme râler à propos de l'heure tardive et des voisins malpolis, avant qu'il ne daigne lui ouvrir. À la simple vue d'une jeune damoiselle en détresse et bien trop découverte pour ce siècle, il se figea quelques instants. Un puissant désir de protection grandit soudainement en lui.

— Seigneur, que faites-vous seule dans ce froid ? Et, surtout, dans pareille tenue ? Vous risquez d'attraper la Mort !

Trop tard !

Ses longs cheveux bruns virevoltèrent au gré de la tempête, des flocons s'accumulant sans cesse dans le piège de ses boucles trop libres. Elle posa un doigt sur le cœur de son futur hôte.

—J'incarne ce que tu désires, Christen. Le cadeau de Dieu et des anges. Tes prières ont été entendues.

Il avait écarquillé les yeux et l'avait fait entrer en sa demeure. Avant qu'il ne puisse l'interroger davantage, elle caressa doucement sa joue.

— Épouse-moi demain. Je suis la fiancée que tu voulais. Je suis ton aimée.

Christen acquiesça, déjà envoûté par la jeune femme aux yeux verts. Ou gris ? Non, son regard paraissait désormais doré. Pas une couleur, mais une galaxie entière de teintes semblait vivre dans ses iris. Il aurait dû se méfier et la laisser dehors. Il n'aurait jamais dû croire le poison de ses paroles. Il n'aurait pas dû se perdre dans son regard. Irrémédiablement ensorcelé, il l'accompagna devant l'âtre et s'agenouilla face à elle.

— Comment dois-je vous nommer, ma bien-aimée ?

— Juliana.

— Prénom aussi somptueux que vous, très chère. Nous nous unirons dès le lever du soleil. Le cadeau de Dieu ne saurait attendre.

Elle soupira et se fit la réflexion qu'elle avait peut-être un peu exagérée sur la puissance de son envoûtement. Qu'importait après tout, du moment où cet humain lui permettait d'atteindre son but. Profitant du sommeil de ce dernier, elle se prépara pour leurs noces, se créant une somptueuse robe carmin, digne des plus riches héritières. Elle peignit ses lèvres d'un rouge sang, la couleur qu'il lui allait évidemment le mieux. Caressant son reflet dans le miroir, elle repensa au prénom qu'elle avait donné à Christen.

« Juliana »

Elle ne savait pas très bien pourquoi son choix s'était porté sur celui-ci plus que sur un autre. Il signifiait « réalisme », ce qui était assez ironique pour une créature n'appartenant pas à ce monde. Elle noua ses cheveux selon la mode dictée par la souveraine actuelle, Élisabeth 1er, et s'installa devant l'âtre. Elle approcha sa main translucide du feu crépitant, mais les flammes évitèrent son contact, comme si son toucher pouvait les tuer à jamais. Même sous cette apparence humaine, la chaleur la rejetait, ce qu'elle trouvait particulièrement injuste. Elle aurait tant rêvé, rien qu'une seule et unique fois, ressentir la douceur et le réconfort de la brûlure de la vie ardente.

Le Temps dans ses yeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant