[Chapitre 1 - 3/4] La sourde

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Pourquoi Chandra tarde-t-elle tant à rentrer ? J'en ai assez d'attendre seule dans le noir. Ma tenue de Sentinelle est prête. Avec mélancolie, je caresse mon arme. Ils l'ont améliorée juste avant mon entrée dans l'Inquisition – entrée dont je ne comprends toujours pas le but, Inquisition contre laquelle je nourris une éternelle rancœur.

Ils ont greffé mon analyseur de spectre, l'invention dont j'étais la plus fière, à leur arme barbare. Voici mon raisonnement : la pensée humaine peut se décomposer en une somme de fréquences de différentes amplitudes. J'avais eu l'idée de mettre en série plusieurs composants. Le premier, un détecteur, repère tout flux de pensée qui atteint l'appareil. Avec une diode et un amplificateur opérationnel, l'appareil ne s'active que si la tension générée par la pensée est suffisante, c'est-à-dire supérieure à la tension seuil de la diode. Cette tension est dirigée vers un filtre passe-bande, qui isole une première pensée des parasites générés par la mesure. Une fois la pensée analysée, un multiplieur réitère cette opération avec les pensées suivantes en multipliant le signal par un autre, de fréquence déterminée grâce à la relation cos(2πfpt) cos(2πfmt) = 1/2 [cos (2π(fp – fm) t) + cos (2π(fp + fm) t)] .

Ils m'ont volé mon invention, ils m'ont volé mon destin. J'ai été enrôlée de force. Lorsque j'ai voulu poser mes questions, les bouches sont restées closes et les visages de marbre. J'en ai assez de ce secret, de ce silence.

Privée de la lumière, ma sœur se croit la plus malheureuse, mais que sait-elle de moi ? Imagine-t-elle comment je vis, prisonnière de ce monde ouaté où pas un son n'est admis ? A-t-elle la moindre idée de ce que cela fait de voir les lèvres s'agiter et de ne rien entendre ?

Le soleil a disparu sous l'horizon. Je me lève. Chandra n'est toujours pas réapparue. Peu importe. Mathusalem m'attend. D'une manière ou d'une autre, aujourd'hui sera la nuit de ma rédemption.

Je sors de l'hôtel particulier de notre famille. Père et Mère, riches et vieux, n'ont pas eu leur mot à dire lors de notre entrée dans l'Inquisition. Peut-être ont-ils eu peur de se prononcer, peut-être s'en moquaient-ils. Qu'importe. Ces Dinae ne sont que des fantômes diurnes à mes yeux.

La lune disperse sa poussière d'argent sur les villas blanches de la capitale. En orbite géostationnaire, des miroirs géants réfléchissent sa lumière et la multiplient pour que les pauvres Raatae puissent y voir aussi bien qu'en plein jour. Je hausse les épaules. Je préfère la mélancolie de la lune et des étoiles au regard brûlant de Suurya.

Dehors, mon escadron m'attend. À mon arrivée, ces soldats s'inclinent à 0,35 radians. Je suis leur supérieure. Néanmoins, je lis la réticence dans leurs regards. Mon attitude désinvolte ne passe inaperçue de personne. Que me reprochent-ils aujourd'hui ? Les plis négligés de ma tunique sacramentelle ? Peut-être la tache de boue qui traîne sur ma cape ?

Je prends la tête de l'escadron. D'un pas sûr, je guide mes hommes à travers les ruelles d'après un holo-plan qu'ils m'ont communiqué. Si mon aînée n'a daigné se montrer, elle a déjà confié à ses sbires les résultats de ses tortures.

De nuit, cette ville n'a plus les aspects de la luxuriante capitale-lumière de Prakaasa. Le vent, plus froid et plus violent, amoncelle les nuages devant la lune. Les miroirs orbitaux sont aussi peu utiles qu'un ver luisant.

Dans cette grisaille, toute silhouette n'est plus qu'un spectre. On dit que les sons, amplifiés, résonnent. Que les pas d'un inconnu à cent rues peuvent vous faire tressaillir. Je hausse les épaules. Même lors de la traversée des quartiers plus sinistres, je ne frémis pas. Des chiens errants lèvent en silence la tête vers le ciel. Parfois, mes hommes sursautent. Alors, je tourne la tête. À terre, une pauvre hère tend une main décharnée et supplie en découvrant deux chicots jaunis. Nous passons notre chemin.

Ténèbres et Silence [sous contrat d'édition]Where stories live. Discover now