##27 - Charlotte

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Charlotte se frotta les yeux en retrouvant la vue. La lumière l'aveugla quelques secondes, puis elle distingua le visage fermé de Matthews. Le capitaine britannique ne lui avait pas lâché le bras de tout le voyage, mais il n'avait pas prononcé le moindre mot à ses côtés. Elle craignait son départ à chaque instant.

Derrière lui, Tobias arborait la pire coupe de cheveux de son existence, mais Charlotte n'était pas d'humeur à rire. Un mystère venait d'être levé – du moins en étaient-ils convaincus.

« Nälkäinen, déclara Armand sans attendre, nous avons compris l'objectif de ces missions.

— C'est plutôt amusant de voyager dans le temps, renchérit Kadi, même si l'unique objectif est de rendre votre famille riche. Vous n'avez pas besoin de nous menacer, nous le ferons de bon cœur. »

Pour une fois, Nälkäinen resta sans voix. Charlotte ajouta :

« Nous avons trouvé un homme qui pourrait rendre Peter Andersen encore plus riche, s'il acceptait de lui vendre un certain navire en provenance d'Espagne. Un petit voyage à Narbonne en juillet 1705 pourrait nous permettre de tout changer. »

Armand lui adressa un coup d'œil furtif. Charlotte se força à ne pas trop réfléchir. Juste au cas où il pourrait m'entendre.

« Alors, qu'est-ce que vous en dites ? proposa-t-elle au dieu pirate, les bras croisés. Nous voulons accomplir cette mission comme gage de notre bonne foi, à condition que vous nous envoyiez dans des époques et des pays plus intéressants la fois suivante. »

Nälkäinen passa ses doigts dans sa longue barbe et resta longtemps silencieux. Il semblait suspicieux, mais ses yeux brillaient de cupidité.

« Pourquoi pas, finit-il par dire, à court de mots. Je n'ai repéré personne en 1705.

— Menteur ! répliqua brusquement Tobias, avant d'écarquiller les yeux et de se rattraper. Menteur, vous savez tout ! Vous êtes omniscient ! Le dieu pirate !

— Hélas, mes pouvoirs ne me permettent pas de voyager pour voir ces hommes de mes propres yeux, soupira Nälkäinen. Je peux observer le monde... le passé, le présent, le futur... Mais je ne peux pas y aller.

— Est-ce qu'il s'agit d'une malédiction ? demanda Kadi, inquiète.

— J'ai tenté de prendre possession du trésor perdu d'un grand chef Viking, raconta le dieu pirate, peu avare de paroles. L'île était maudite... Je me suis retrouvé enfermé dans cette caverne, condamné à vivre avec mes illusions et à ne faire que ce qui me caractérisait : être cupide. »

Charlotte brûlait d'envie d'en savoir plus, même si cette histoire de malédiction l'horrifiait au plus haut point.

« Si vous êtes là depuis l'époque des Vikings, le temps doit vous sembler terriblement long. Ça me donne encore plus envie de vous aider !

— Oh, non, je ne suis enfermé ici que depuis cinq ou six ans, se récria Nälkäinen en éclatant d'un rire sans joie. Je ne sais plus, je perds le compte... On doit être en 1840, maintenant.

— Votre pays vous manque ? C'est où, en Angleterre ?

— Bien plus au nord, là où la neige ne fond jamais. »

Charlotte songea que dans un autre univers, elle aurait pu être amie avec Nälkäinen. Cet homme l'emplissait d'une pitié incompréhensible. Si j'étais enfermée ici... Moi aussi, je passerais mon temps à forcer des marins à participer à ce chantage. Pour parler, pour se rappeler d'une époque où elle avait vraiment vécu, entourée de personnes de chair et d'os et non de faux musiciens.

Revenus à la surface, Armand demanda :

« Qui veut rester avec nous ?

— Tout le monde, non ? répondit Charlotte. Cette histoire nous concerne tous, maintenant.

— Pas moi. »

Charlotte sentit son sang palpiter dans ses poignets, glacée jusqu'à l'os. Son seul espoir de vie meilleure s'envolait aussi vite qu'un corbeau effrayé par un coup de feu.

« Connor, murmura-t-elle. Pourquoi ?

— Votre histoire ne me regarde pas, expliqua Matthews sans la regarder. Ce n'est pas mon destin, ni ce que je considère comme mon honneur personnel. Je ne devrais pas aider des pirates à changer le passé. »

Charlotte avait envie de crier, de le passer par-dessus bord, mais elle se contint. Son cœur menaçait d'exploser. Je ne dois pas le montrer. Ce n'est qu'une douleur passagère. Il a parfaitement raison. Elle tentait tant bien que mal de se souvenir de la tuberculose pour minimiser sa souffrance, mais rien n'y faisait : Matthews avait brisé son âme en deux morceaux impossible à recoller.

Je ne comprends pas. C'est injuste.

Armand remarqua sa détresse et força les autres à ramer en silence jusqu'au HMS Jolly. Charlotte suffoquait intérieurement, incapable de regarder autre chose que ses genoux. Tant d'aventures pour en arriver là, à quelques minutes d'un bouleversement total de sa vie, les jambes flageolantes et la tête alourdie de tristesse.

« Au revoir, Matthews, et merci, déclara Armand en lui montrant la corde à nœuds. Bonne chance pour la suite de ton voyage.

— Bonne chance à vous tous, répondit le capitaine britannique en se levant. Je ne sais pas ce que vous avez l'intention de faire, mais soyez prudents. »

Charlotte sentit son regard la brûler comme un rayon de soleil en pleine canicule, mais elle s'appliqua à ne pas se tourner vers lui. Si je le regarde, je vais en mourir. Il n'ajouta pas un mot et grimpa jusqu'au pont du HMS Jolly où ses hommes l'acclamèrent.

Armand soupira.

« C'est comme si une histoire s'achevait, finalement.

— Allons-y. » le coupa Charlotte, peu désireuse de l'entendre parler de Matthews.

Son frère acquiesça avec une moue contrite. Heureusement que tu me comprends, Armand. Qu'aurait-elle fait, sans lui ? Il s'en était à peine sorti après sa mort temporaire, mais elle n'aurait pas fait long feu non plus. Il valait mieux qu'il en soit ainsi. Au moins, il n'a pas eu la force de faire une ou plusieurs bêtises. Je ne sais pas ce que j'aurais fait, moi...

Le premier pas qu'ils firent sur la rive fut le plus effrayant de toute leur vie. Pire que le premier pas au réveil sur le navire de Fuentes, précédant une journée plus pénible que la précédente. Pire que le premier pas en-dehors de leur maison, en pleine nuit, fuyant avec leur tante, l'odeur du sang parvenant à leurs narines.

Bien sûr, ils avaient fait face à des obstacles plus infranchissables que celui qui se présentait à eux. Ils pouvaient retourner en arrière, recommencer une centaine de fois, abandonner, cela n'avait aucune importance.

« Voir nos parents..., commença Armand, confirmant ses propres craintes. Nous voir...

— Nous voir nous-mêmes, enfants, compléta Charlotte en se mordant la lèvre inférieure.

— Si vous n'arrivez pas à arrêter le meurtrier, je le ferai, déclara Tobias.

— Moi aussi, ajouta Kadi. Et je suis sûre que Jackson aussi !

— Tu places beaucoup d'espoir en un vieillard de mon espèce, grommela le quartier-maître. Mais, si je devais être honnête, bien sûr... Je le ferai, si la situation l'exige. »

Incapables de les remercier à voix haute, les jumeaux hochèrentsolennellement la tête et firent face à la ruelle menant à la maison de leurenfance. Il faut y aller, maintenant.

Deus Sel MachinaWhere stories live. Discover now