Chapitre 17 - 2

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Dans la moiteur d'un lundi fantomatique, Liz s'était avachie dans un profond fauteuil, posant négligemment ses yeux mis clos sur les sœurs qui s'affairaient sur une table du salon. Elle réfléchissait et comme sa pensée se construisait, tel un bâtiment périlleux, des évidences s'imposaient à elle.

Première règle du jeu : aucune prostituée ne pouvait prétendre au droit de quitter cette maison. Ça ne veut pas dire que ça n'arrivait jamais. Seulement, ces départs se voyaient soumis aux rares caprices de clients fortunés prêts à acheter leurs concubines personnelles à prix d'or. Le contrat était ainsi rompu, cette implacable interdiction de sortir ne faisant pas le poids face à un trésor patrimonial sans fond, alors même qu'elle se trouvait auparavant en être la clause la plus importante et la plus stricte. Ainsi, si les prostituées pouvaient espérer être enlevées par un pervers moins fauché que les autres, elles ne pouvaient cependant pas choisir de partir par elles-même. Leur avenir se voyait soumis à la bonne volonté d'un monde extérieur qui n'a que faire des putains, des monstres et des putains monstrueuses.

Un courant d'air fit sonner le lourd chandelier. Liz n'y porta aucune attention.

Deuxième règle du jeu : aucune prostituée ne semblait prête à mener une mutinerie. Certaines avaient peur, d'autres trouvaient la situation bien trop à leur goût pour risquer de tout perdre. D'autres encore n'y réfléchissaient même plus, prises dans la ronde hypnotique de la maison comme des chevaux trop habitués à courir dans le même haras. Liz avait beau essayer d'en parler autour d'elle, de faire germer l'idée dans l'esprit de ses collègues, tout ce qu'elle récoltait n'était que des rires mesquins, des haussements d'épaules ou des soupirs désolés. Alors elle s'était résignée à le comprendre : la maison n'était pas qu'une prison matérielle mais aliénait aussi les esprits en les étouffant d'un lourd sentiment de fatalité.

Dernière règle à ce jour : la mort n'était pas exclue. Évidemment, personne ne disait rien et chaque cadavre chassait le précédent dans les souvenirs de la maison. Peut-être était-ce par habitude ou par crainte, mais tout semblait s'effacer aussitôt la nuit passée. A sa droite, sans même un mouvement d'appréhension, Carry utilisait le tabouret sur lequel Raiponce s'était pendue pour poser sa tasse de café. A ses côté, Peter jouait distraitement avec le peigne d'Alice alors que cela faisait des semaines qu'il n'en avait pas parlé. Enfin, quelques jours auparavant, Olga s'était évaporée sans laisser de trace, les sœurs ne prenant pas même la peine de le justifier auprès des employées, et Liz avait aujourd'hui l'impression qu'elle n'avait jamais existé tant personne ne semblait s'interroger à son propos. On refusait de faire de la place aux morts dans l'histoire de la maison et pourtant, ils étaient là. Liz l'avait vécu, l'avait vu et l'avait deviné. Elle avait tout retranscrit, tout collecté, tout préservé afin de tout comprendre. Et effectivement, elle comprenait peu à peu que la mort n'était pas un tabou pour ces femmes affairées derrière leur bureau. Les prostituées étaient du bétail, un troupeau qui travaillait ou qu'on abattait, qui obéissait ou qui disparaissait. La mise à mort n'était pour elles qu'un moyen de pression qui leur permettait de faire régner l'ordre, voire un moyen de régulation qui limitait les sujets trop récalcitrants, rien de plus. Liz s'y connaissait en meurtre. Elle s'était intéressée aux crimes passionnels, aux grands malades et aux tueurs en série, mais ce n'était rien de tel. C'était bien plus rationnel et bien plus impitoyable. C'était les lois du marché.

Et comme elle faisait ces constats, les bras ballants et les pupilles vitreuses, Liz remarqua deux diamants qui brillaient dans sa direction au cœur de sa vision embuée du salon. Ses iris rétrécirent, le paysage devint net et elle sembla se figer alors même que cela faisait un long moment qu'elle ne bougeait pas. Jane la fixait d'un regard perçant et sans détour, ses mains suspendues dans les airs, immobile et droite comme un totem. Elle donnait l'impression de l'avoir toujours regardé, glacée dans cette position de prêtresse occulte, et qu'elle la regarderait toujours tant ses pupilles étaient dilatées. La jeune femme, profondément intimidée, refusa néanmoins de détourner les yeux, sondant ceux de la propriétaire avec provocation. Elle semblait avoir tout entendu, tout compris, et même si Liz savait que c'était improbable, elle en était convaincue. Après un long instant de confrontation où l'espace lui même sembla se refermer pour créer un tunnel entre les deux adversaires, un reflet d'inquiétude brilla peut être à la surface du regard froid de la prostituée, trahissant son cœur qui tremblait frénétiquement dans son torse, et Jane afficha alors un léger sourire amusé, à peine perceptible, puis se concentra de nouveau sur ses tâches administratives, ne laissant rien paraître de ce qui venait de se passer et abandonnant Liz à son désarroi. Cette dernière ne parvenait pas encore à détacher les yeux de la siamoise, un lourd sentiment au creux des entrailles.

Le soir même, elle trouva une cachette plus sûre pour sa boite à musique.

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 25, 2019 ⏰

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