Chapitre 7 - 3

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Un jour passa dans l'agitation du meurtre et de ses conséquences, chacun essayant de ne pas en parler mais de tout arranger, jetant le souvenir de ce cadavre ensanglanté dans les basfonds de l'histoire de la maison, dans un secret commun à toutes les employées. Une fois le bordel fermé après cette nuit fatidique, une tension s'était aussitôt installée, étouffante et intenable. Tout le monde était au courant, tout le monde accourait auprès d'Alice pour demander à voix basse comment elle avait pu vider un corps de son sang, tout le monde sentait un agréable frisson d'anormalité parcourir les couloirs maintenant prétendus hantés, mais personne n'arrivait à supporter la présence de ce corps caché par les propriétaires dans une chambre inhabitée. Si les rumeurs et l'histoire racontée comme une légende urbaine amusait les prostituées, la réalité des faits leur était insoutenable, soudainement effrayante. Les sœurs devaient trouver une solution.
Celle-ci fut radicale et mise en œuvre deux jours plus tard, alors même que le cadavre commençait à embaumer le parfum de la mort.

La nuit venait de tomber sur la maison des Inhumaines, à une heure où celle du monde extérieure était tombée depuis bien longtemps déjà, et un silence religieux habitait les couloirs. Et pourtant, un léger bruit rampait sur le plancher, rugueux comme le frottement d'une peau infectée mais particulièrement discret, le cadavre se faisant traîner sur le sol comme un simple sac de farine. La course continua pendant de longues minutes, traversant la maison de part et d'autre, puis s'arrêta soudainement devant une porte sans numéro, dans le bruit sourd de deux pieds heurtant le parquet. Jane fit craquer ses phalanges dans un soupir de soulagement alors que Mary regardait la serrure fermée à double tour avec inquiétude. Elle se tourna vers sa sœur, nerveuse :

« On ne devrait pas faire ça, ça va le rendre maussade. »

Jane, retroussant ses manches qui étaient tombées lors de la traversée de la maison, leva les yeux au ciel :

« Mary, on ne l'a pas traîné jusqu'ici pour rien. Il le fait avec des tas de fous, pourquoi pas avec un cadavre ?

— Justement ! C'est un cadavre ! »

Jane se montra plus sèche :

« Parle moins fort, tu vas alerter tout le monde ! »

La voix de sa sœur se mua en chuchotements agacés :

« Il n'a pas l'habitude, il va être en colère !

— Et alors ? Qu'est-ce qu'il va faire ? Il est enfermé là-dedans ! »

Mary insista :

« Je ne veux pas qu'il soit contrarié ! »

Dans un haussement d'épaule méprisant, Jane attrapa son trousseau de clef :

« Tu es vraiment trop sentimentaliste. Il va dévorer ça en quelques secondes et il n'y aura plus rien de ce foutu corps. »

Elle tourna sèchement une clef dans l'énorme serrure qui claqua, puis un grognement résonna de l'autre côté du bois craquelé. Mary tenta de reculer d'un pas et sa sœur hésita un instant à l'imiter, quelque peu impressionnée par ce grondement tout proche de ses oreilles, cette mise en garde qui avait vrombi comme un orage sur le point d'éclater. Mais Jane sembla finalement reprendre ses esprits et prit la poignée dans sa main, sûre d'elle. Elle la tourna et la porte s'ouvrit presque d'elle-même dans un silence effrayant, laissant l'obscurité de la chambre se déverser dans le couloir à peine éclairé. Un nouveau grognement, plus agressif que le précédent, émergea du fond de la pièce pour réagir à cette soudaine lumière. Jane se hâta de prendre le cadavre par les épaules :

« Aide-moi à le mettre là-dedans. »

Dans un soupir de résignation, Mary s'exécuta et aida sa sœur à pousser le corps. Ce dernier glissa doucement sur le vieux parquet empoussiéré jusqu'au pas de la porte, déposé comme un cadeau surprise, glissé ici comme une lettre d'amour, et cela sembla attiser la curiosité de l'entité. Un bruit métallique de griffes au contact du sol crépita dans la pénombre, comme une foule de goutte d'eau frappant de la taule, puis s'avança doucement vers le mort. Alors que le monstre avait presque rejoint la lumière, sur le point de se dévoiler comme un animal pris dans les phares d'une voiture, Jane referma brusquement la porte et se dépêcha de tourner la clef dans la serrure. Un bruit immonde de chaire arrachée s'échappa tout de même de la pièce pour arriver aux oreilles des sœurs qui s'efforcèrent de l'ignorer. Dans un silence dégouté, elles se retournèrent et revinrent sur leurs pas, prêtes à enfin oublier ce cadavre. Jane prononça seulement au bout du couloir avec une voix presque paisible :

« Maintenant, occupons-nous de la femme à barbe. »

Elles disparurent dans le virage, bien trop tôt pour surprendre les coups sauvagement frappés à la porte. Effectivement, il était en colère.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant