Chapitre 11 - 1

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                Nicolas était effrayant lorsqu'il se mettait en colère. Sa peau était si claire, ses yeux si purs, que la rage ne pouvait que creuser un ravin énorme entre l'ange qu'il semblait être et le démon qui faisait surface. Le temps d'un instant, sa figure de porcelaine se craquelait pour laisser apparaître un monstre furieux et ses ailes frétillaient nerveusement comme deux poings serrés. Sa voix se plantait dans le silence comme un bout de verre brisé, délicat mais tranchant.

Assis à sa coiffeuse, le torse raide, il avait des allures inquiétantes de statue de marbre.

« Ils ont vu les dessins ? »

Matthew, debout derrière lui, essayait de contenir son angoisse en tordant sa casquette dans son dos. Il voyait le visage de l'Ange s'assombrir dans la ronde des miroirs, comme un bateau en train de sombrer vers les abîmes de la sauvagerie, le regard si perçant qu'il aurait pu transpercer la glace s'il avait eu des griffes. L'artiste, impressionné, demande simplement :

« Est-ce si grave ? »

Il recula d'un pas lorsque Nicolas se retourna brusquement vers lui, deux mains crispées sur les bords de sa coiffeuse.

« Tu plaisantes ? »

L'Ange se leva en faisant voler sa redingote et se dirigea vers une bouteille de whisky qui se trouvait sur la commode. Sans regarder Matthew, il répéta en se servant de l'alcool :

« Est-ce si grave ? »

Il se retourna, son verre à la main, et s'avança vers le dessinateur en le pointant d'un doigt accusateur, long et tremblotant.

« Tu n'es pas dans un cabaret ici. Tu es dans un bordel illégal. Illégal ! Si quelqu'un sait que j'existe, alors je suis mort ! »

Dans son hystérie, Nicolas prit le temps de boire son verre d'une seule traite et de le laisser sur la coiffeuse. Il sembla se calmer mais reprit tout de même, toujours empli d'une rage inquiète :

« J'ai les sœurs sur le dos, tu sais ! Si elles apprennent ça, j'ai plus de travail, j'ai même peut-être plus de vie ! Et puis imagine la réaction des autres ! Ils ont dû me trouver épouvantables !

— Non, ils t'adorent. »

Nicolas se figea subitement dans son élan agacé, fauché en pleine tempête par ces simples mots, soudainement silencieux. Alors, un instant d'immobilité enveloppa les deux jeunes hommes, laissant à l'encens le temps de glisser à la surface des miroirs fixes, telle une marée en pleine chevauchée. Matthew respira profondément, ordonnant à son cœur de se calmer, alors que l'Ange semblait s'observer avec gravité dans les yeux écarquillés de son interlocuteur. Finalement, Nicolas haussa les épaules et alla se rassoir à sa coiffeuse, comme libéré de toute angoisse, bien plus anéanti que serein. Machinalement, il commença à se brosser les cheveux, son ombre se déployant dans les reflets sombres en gestes délicats, cachée derrière ce cœur de plume qui semblait lui servir de dos :

« Qu'est-ce que ça peut bien me faire ? »

La brosse crissa dans la pénible cascade blonde, alors le jeune homme s'y appliqua davantage, quelque peu nerveux. Doucement, ses mèches de cheveux se démêlaient, se scindaient pour retomber en tignasse ondulée sur ses épaules, serpentant timidement sur sa peau crémeuse tels des rubans tissés. Finalement, la course folle de la brosse s'arrêta lorsque Matthew déposa une enveloppe sur le marbre immaculé avant de reculer avec modestie. Le profil de Nicolas se découpa dans la pénombre lorsqu'il tourna la tête vers l'objet, puis disparut rapidement lorsque la brosse reprit sa valse :

« Il fallait bien que tu finisses par faire comme les autres. Va sur le lit. »

Matthew ne bougea pas. Il ne fit qu'affirmer :

« C'est l'argent que j'ai réussi à avoir de ton dessin. »

Une fois de plus, la brosse crissa, bloquée dans la chevelure blonde de Nicolas qui resta immobile, effrayé et tétanisé. Un silence plana, lourd et long, bien trop pesant, alors qu'une plume chutait innocemment sur le parquet de la chambre. Finalement, l'Ange se retourna de nouveau, abasourdi cette fois. Sans même regarder ce qu'il faisait, il laissa la brosse au bord du meuble et sa main gauche se balada sur le marbre froid, l'air égaré. Un regard grave posé sur son visiteur, Nicolas attrapa finalement l'enveloppe et déchira le papier dans un geste nerveux. Il l'ouvrit et baissa les yeux :

« Mon dieu. »

Dans un frémissement imperceptible, il avança sa main droite pour caresser l'alignement des billets du bout des doigts, comme il effleurerait la peau d'un amant, avec douceur et admiration. Finalement, il se redressa, les yeux écarquillés, l'air de se réveiller d'un rêve étrange, puis ouvrit la bouche dans une discrète suffocation qui l'empêcha de parler, le souffle coupé. Matthew sembla comprendre ce qu'il voulait demander et s'assit sur le lit en posant sa casquette sur ses genoux :

« Il y a mille livres. »

L'Ange rebaissa les yeux le temps de quelques secondes puis adressa un regard perdu à son compagnon, arrivant finalement à murmurer :

« Mais pourquoi ? »

Matthew sourit :

« Je te l'ai dit, tu es fascinant, et les gens t'aiment pour ça.

— Pas moi... »

L'artiste haussa les épaules et croisa les jambes :

« Je te les donnes. Ils sont à toi. »

Nicolas secoua vivement la tête et ouvrit les lèvres mais Matthew le devança :

« Considère ça comme une avance. »

Les sourcils du prostitué tressaillirent :

—« Tu vas revenir ? »

Le client sourit de nouveau :

« Il me faut plus de dessins. »

Le regard de Nicolas s'égara dans le vide :

« Je ne sais pas si c'est une bonne idée.

— Tu as besoin d'argent. Tu ne peux pas rester ici, tu es bien trop beau. »

Matthew s'était déjà levé pour prendre des feuilles qu'il avait emportées avec lui dans sa sacoche. L'Ange soupira, épuisé :

« Je ne parle pas que de moi. Le monde n'a pas envie de savoir tout cela, de savoir que tout est vrai. La Maison est secrète, et c'est certainement mieux comme cela. »

L'artiste se redressa et pouffa en inspectant le bout taillé d'un crayon fin :

« Tu penses vraiment que cette maison est secrète ? Tout le monde en parle à Londres, vous êtes en train de vous attirer des ennuis. »

Aussitôt, Nicolas se redressa, les mains posées sur le dossier de sa chaise :

« Des ennuis ? »

Matthew sortit un taille-crayon de sa sacoche, sans faire attention à la soudaine angoisse de son interlocuteur :

« Des affaires pas très nettes, personne ne sait grand-chose à part que des agents vont pas tarder à frapper à votre porte. »

Nicolas soupira, mais ce souffle ne fut pas mélancolique. Il fut profond et tremblotant, trouvant son écho dans un mélange de peur et de désespoir, alors que les ongles du jeune homme s'enfonçaient douloureusement dans le bois verni. Finalement, l'Ange se leva subitement et se précipita dans le couloir, sans même prendre le temps de bien replier ses ailes qui frottèrent contre les murs du corridor, puis disparut dans les méandres de la Maison. Matthew, étonné, finit par hausser les épaules et continua à tailler son crayon.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant