— "Déliré" ? Vous voulez bien m'en dire plus ? »

Elle hoche mollement la tête avant de se lancer dans un récit plus ou moins "arrangé" des événements : vague à l'âme de passage, rappel du drame qu'elle a connu il y a deux ans, grosse fatigue, vilain rêve qui lui a fait dire un peu n'importe quoi...

Plus la séance avance, plus la patiente gagne en aisance pour s'inventer un rôle. Pour une personne qui, enfant, désespérait les professeurs de français, Oriane se trouve quand même un certain talent pour inventer des histoires. Si elle avait fait ça en rédaction plus jeune, on l'aurait sans doute félicitée pour son imagination spontanée.

Surtout au moment où elle dit, levant les yeux au ciel comme une imbécile :

« Mais je ne sais pas si je dois vraiment m'inquiéter, quoi. Peut-être est-ce les règles ? Je les ai dans quelques jours... »

Ainsi se passe toute la consultation, durant laquelle la patiente s'obstine à garder le silence au sujet de ses vraies angoisses. Elle fait mine de ne connaître que les problèmes habituels d'une trentenaire, d'avoir une vie aussi banale qu'heureuse, et de n'être ici que pour raconter une existence réduite à l'état d'anecdotes...

Hors de question d'évoquer le véritable passé. Non, ne pas rechuter, ne pas réveiller les démons... Si elle mettait des mots sur ses craintes, cela ne les rendrait que plus réelles...

Alors, quand à la fin de la séance, le docteur Denn lui annonce qu'il ne sera peut-être pas nécessaire de reprendre rendez-vous, la jeune femme a le sentiment d'avoir remporté une victoire.

***

L'horloge du clocher situé sur la place de Gênnille, non loin de l'immeuble de Witahé et Oriane, affiche dix-neuf heures.

A peine cette dernière entrouvre la porte de son domicile qu'elle retrouve son compagnon sur le canapé du salon, en train de regarder un énième épisode de Game of Thrones. L'arrivée de la jeune femme lui fait quitter des yeux l'écran où une cité brûle. L'un et l'autre se dévisagent longuement, puis enfin, lorsque Witahé prend enfin la parole, le ton est nerveux :

« Pourquoi tu as menti au docteur Denn, sérieux ? Il aurait pu t'aider !

Il semble déjà tout savoir au sujet de sa consultation avec le docteur Denn, mais Oriane s'en étonne à peine, rétorquant plutôt :

— Je ne lui ai pas menti.

— Mensonge par omission. C'est la même chose. Et tu le sais.

Elle le sait, néanmoins elle continue de faire la sourde oreille. Après s'être assise à côté du jeune homme en soupirant, elle saisit la télécommande, éteint le téléviseur, et déclare :

— Je n'ai pas envie de me rappeler de mauvais souvenirs. Si je commence à me penser mal en point, je le serai vraiment... Je m'en suis déjà sortie plein de fois, je peux le faire encore une fois. C'est pas ce que tu me disais, il y a deux jours ?

En sentant le regard de Witahé sur elle, elle devine combien il a envie de la croire. Cependant il répond amèrement :

— Ta dernière crise m'a fait changer d'avis.

Elle serre les dents sans répondre, encore coupable d'avoir ainsi disjoncté et appelé Alix. Elle n'aurait jamais dû.

Sans lui laisser le temps de ressasser davantage ces regrets, son interlocuteur insiste :

— Ne nie pas la vérité, Oriane. Tous ces traumatismes... Ils te reviennent. Et ça me fait peur...

Quoi, lui, peur ? C'est plutôt elle qui tremble, avec ses chiens dans sa tête et ses nuits pleines de cauchemars ! Un rictus ironique lui déforme les lèvres presque malgré elle, ce que Witahé ne manque pas de remarquer.

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