Chapitre 13

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La rue où arrive Oriane est enveloppée d'un silence profond. Rien d'autre que des bâtisses sales, avec des graffitis aux murs comme des griffures désespérées, des ombres même là où il ne devrait pas y en avoir. Sur les toits se dessinent les silhouettes de quelques chats squelettiques, tandis que dans le ciel passent de temps à autre des oiseaux de mauvais augure. Là, par terre, au milieu du bitume, des éclats de verre portent encore des relents d'alcool. La jeune femme retient son souffle.

Bienvenue aux Gritants : ici habite Ikare.

La trentenaire a reçu un message de ce dernier il y a quelques minutes pour l'inviter à le rejoindre chez lui. Sans même songer à l'heure tardive – minuit ? une heure du matin ? – , elle s'est aussitôt précipitée dans sa voiture et a conduit à toute vitesse jusqu'à l'adresse indiquée.

Peut-être parce qu'au fond d'elle, bien qu'elle n'ose l'exprimer à haute voix, elle sait ce qui se passera ce soir...

Toujours est-il qu'elle se trouve maintenant là, devant l'immeuble indiqué, coeur battant, incapable de contrôler son excitation à l'idée de voir de nouveau Ikare.

Ce dernier vient d'apparaitre, justement. Il se tient adossé à un lampadaire, dont la lumière jaunâtre renforce l'impression d'insalubrité. Habillé d'une chemise rouge sang, le visage qui se veut calme, il ressemble, ainsi éclairé, à un spectre livide. Le corps d'Oriane s'enflamme tout entier. Il est là, il s'approche à pas lents, si lents qu'il doit en faire exprès, juste pour rendre l'attente encore plus insupportable, puis s'immobilise finalement juste devant elle.

Une lueur instable brûle dans son regard marron-vert, et le sourire que ses lèvres esquissent sonne comme une invitation à les embrasser. Il se donne à elle, rien qu'à elle, et la nuit est à eux, rien qu'à eux... Alors pourquoi Oriane se retient-elle encore de franchir le cap ?

Un parfum vient chatouiller ses narines, une senteur fraiche, presque sucrée, ensorcelante à l'excès. Le parfum d'Ikare.

Mais embrasse-le, merde ! Tu ne veux pas de lui ou quoi ?

Oh que si, bon sang.

Alors la jeune femme ne réfléchit plus ; elle lui arrache un premier baiser, plaque ses lèvres sur celles grisantes de son amant. Il répond à ses ardeurs, collant son corps au sien, y promenant audacieusement ses mains. Au toucher de ces doigts chauds, toute la peau d'Oriane se sent parcourue de frissons délicieux. Exaltée, elle continue, enlace son torse, lui enlève sa chemise sans même réaliser qu'ils se trouvent en pleine rue. Leurs souffles courts se mêlent.

Regardez-les : ce ne sont plus que deux bêtes, deux fauves incontrôlables se dévorant l'un et l'autre sans pudeur.

Plus le temps passe, plus Ikare se métamorphose : fini le jeune homme séducteur sûr de lui, celui qui sait résoudre les énigmes et garder son mystère. Il n'y a là plus qu'un clown enlaidi par la démence, un homme damné et ravi de l'être, un ange dont la vue de ses propres ailes brûlées le fait rire. 

C'est donc cela, son vrai visage ? Pas de répulsion de la part de sa conquête, loin de là. Au contraire, une profonde fascination, accompagnée de l'envie de l'accompagner dans ce mauvais rêve.

Elle serre plus fort encore son amant, si malingre et si puissant à la fois, et la force de ses bras lui promet qu'ils ne se quitteront plus. Qu'ils chutent ensemble, dorénavant et pour toujours.

À cet instant Ikare remarque une voiture rouge qui arrive. Il part dans un rire fou :

« Tiens tiens, regarde qui vient nous rendre visite : ce cher docteur Denn ! »

Oriane relâche son étreinte, le visage subitement assombri, pour tourner la tête vers le nouveau venu.

C'est bien lui, en effet.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now