Chapitre 9

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Ils n'ont pas cessé de se voir depuis. Chaque soir, au Café du Liseron ou ailleurs dans le Quartier Est si l'envie leur prend, ils se retrouvent et échangent, parlent de mille sujets différents sans jamais se lasser. Plus rien ne compte sinon se revoir, encore.

La valse dure ainsi depuis bientôt deux mois.

Ce jeune homme éveille en Oriane une puissante passion, des sentiments écorchés vifs que jusque-là elle essayait de faire taire. Plus elle tente d'y résister, plus elle succombe. Elle est à ses pieds ; elle le désire à en devenir folle, à en mourir. Comme si soudain, il était impossible de ne pas aimer sans excès.

Pourquoi se met-elle d'un coup à se comporter comme une adolescente ?

Bientôt elle bascule dans une espèce de réalité embrumée, la violence l'attire de plus en plus sans même qu'elle le réalise tout à fait.

« Ils meurent tous, les uns après les autres, déclare-t-elle un jour en évoquant le triste sort d'Erwan Lefrut. Ils meurent tous et tu sais quoi ? Parfois j'aimerais que...

L'espace d'un instant, elle n'ose exprimer les immondes pensées qui l'habitent, avant de finir par soupirer en avouant :

- ... J'aimerais que ce soit moi qui ait le pistolet.

Witahé l'aurait aussitôt accablée de réprimandes, il lui aurait dit de se ressaisir, de ne pas dire des choses pareilles, d'arrêter de délirer, parce que de toute façon elle n'y comprend rien, à ces histoires. Pas "Lucifer". Lui, au contraire, l'écoute attentivement, hoche la tête et murmure :

- Je comprends ce que cela fait. Cette envie de... tout mettre en feu. »

Pourquoi tout ce qu'il dit trouve un écho si profond chez elle ?

Pourquoi est-il si troublant ? Ou plutôt : pourquoi est-elle si troublée ?

L'objet de son désir demeure, du moins en apparence, maître de lui. Pareil à un équilibriste, il se joue de la hauteur et du vertige, excitant sans cesse davantage son interlocutrice. Ce n'est qu'au bout de deux mois qu'elle sait enfin son vrai nom.

« Après tous ces rendez-vous, ne serait-il pas le temps que je sache au moins ton vrai nom?

- L'anonymat est bien plus séduisant que la réalité. Mais si tu m'implores, je suis prêt à te le dire.

Sur les lèvres de la femme nait un sourire. Elle rapproche sa tête de celle du blond, prête à recevoir la confidence de ce nom si mystérieux. Dans un souffle tiède elle entend :

- Ikare.

- Comme l'ange? On est bien loin de Lucifer, d'un coup...

- Ce n'était pas un ange, mais un homme qui voulait l'être...

En disant ces mots il s'assombrit pour une raison qu'Oriane ignore. Tout aussi inexplicablement, il se lève soudain et dit d'un ton glacial:

- Je dois y aller. Au revoir. »

C'est la première fois qu'elle le voit ainsi.

Elle brûle d'envie de le rattraper, mais la peur est plus forte cette fois. Alors elle reste plantée là, idiote, pleine de colère envers elle-même.

Imbécile. Tu as très bien vu qu'il souffrait, et tu l'as laissé partir !

***

À peine arrivée chez elle, Oriane explose. Avec une soudaineté qu'une personne normale jugerait invraisemblable, la fureur envahit tout entier ce coeur blessé. Elle pousse un cri rageur et, dans son emportement incontrôlé, renverse le premier meuble venu. Fracas.

Cela ne suffit pas à l'apaiser. La voilà qui tape contre les murs, rugit, s'agite à s'en rendre malade. Malade. Finalement, les yeux rougis, le corps tremblant et tendu, elle saisit un couteau dans la cuisine, d'abord dans l'objectif de faire sortir de ses veines toute cette souffrance. Et puis, au moment de passer à l'acte, elle aperçoit le tableau avec l'oiseau, celui fait à l'aquarelle.

Des souvenirs de bonheur passé, insupportables, lui reviennent en mémoire. La campagne, les chansons, les soirées joyeuses à jouer aux cartes et à se raconter des histoires... Mais surtout, Witahé... Sa voix... Elle faisait frémir les corps...! Elle réveillait les sentiments...! Oriane se rappelle de tout. Elle l'aimait, oui, elle l'aimait...

Mais c'est terminé. L'amour est un vent mauvais, celui qui gonfle les voiles de votre bateau et vous force à partir alors même que vous venez de trouver un port agréable.

N'en pouvant plus, la femme furieuse resserre ses doigts sur le manche du couteau et lance l'arme dans un geste désespéré, avec toute la violence de sa rage. On entend un brutal bruit de papier déchiré : voilà la lame enfoncée dans la poitrine de l'oiseau peint. Elle a besoin de briser. De tout briser.

Épuisée, la malheureuse éclate en sanglots, sanglots qui ne se tairont que quelques heures plus tard, lorsque Morphée daignera enfin passer son voile sous les paupières de la mortelle. Et même une fois endormie, les cauchemars continuent de la hanter.

***

Ce fut en CE2 qu'Oriane fit sa première crise de ce genre. Elle avait eu, pour la troisième fois du trimestre, un zéro en français. Elle imaginait la fureur qu'aurait sa mère en voyant cela, et une telle perspective la mettait dans tous ses états. Alors, quand une de ses camarades, une petite brune avec des lunettes rondes, se moqua un peu d'elle au sujet de ses mauvaises notes, l'enfant rentra dans une colère noire. Elle la roua de coups, la frappa sans jamais s'arrêter, lui arracha ses lunettes et tenta de l'étouffer avec.

Dans sa tête, elle ne réfléchissait pas : elle cherchait juste à évacuer cette souffrance intérieure qui la torturait, elle laissait éclater toute la violence dont elle était remplie. Sa victime criait, elle ne cessait de le faire tandis qu'elle commençait à saigner. Un instituteur finit par les séparer : on emmena la petite brune à l'infirmerie, et Oriane dans le bureau de la directrice.

Cette dernière était une femme plutôt grande et ronde, avec de grands yeux habituellement protecteurs, mais qui cette fois lançaient des éclairs. Croyez-moi, grandes personnes qui ont oublié ce que c'était d'être enfant : une directrice d'école primaire en colère est bien l'un des spectacles les plus terrifiants qu'il soit donné de voir en ce monde. Personne n'en est jamais sorti indemne.

L'effrayante créature convoqua les parents d'Oriane. Ce qui se passa avec la mère de la fillette ensuite fut implacable : sermon, humiliations, répliques acerbes, regards sévères, menaces. La petite fautive retint ses larmes avec le peu de courage qui lui restait. Puis la punition tomba : cent lignes à recopier, et un séjour chez son oncle pendant les vacances, où elle devrait lui obéir au doigt et à l'oeil. L'idée venait de la génitrice de l'enfant : la directrice trouva cela un peu sévère, mais rien ne fit changer d'avis la femme terrible.

L'oncle Claude ressemblait beaucoup à sa soeur : tout aussi alcoolique, cruel et violent. Mais si son ainée employait la manière vicieuse, psychologique, lui agissait avec plus de grossièreté et de brutalité. Il l'exploitait, l'humiliait. Un jour, lors d'une partie de chasse, il avait même lâché ses chiens sur elle. Juste pour se divertir.

***

Oriane gémit sourdement, émergeant un bref instant de ses horribles souvenirs. Mais déjà le présent et le passé de nouveau s'entremêlent : ses démons la ramènent à ses cauchemars. Cela ne s'arrête pas. Cela ne s'arrêtera jamais. Si seulement elle pouvait, l'espace d'un instant, être quelqu'un d'autre...

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now