Prologue

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Décembre 1716. Adlerhaven – Mer des Caraïbes.

La taverne de son oncle résonnait des rires gras et bruyants des marins, et le rhum coulait à flot. Le tabac, les fumets de nourriture et la sueur se mêlaient pour composer l'odeur si particulière de ce lieu qu'il n'avait jamais pu considérer comme sa maison.

Non loin de lui, un client éblouissait son auditoire en racontant ses périples. Sa voix avinée, ses cheveux hirsutes grisonnants et ses vêtements sales ne l'empêchaient pas d'en imposer, tant son crochet de fer usé et l'étincelle qui s'allumait parfois sous ses sourcils broussailleux impressionnaient. Tom l'écoutait avec ravissement, le cœur battant d'une fascination secrète.

— Oui, la toute première Reine des Vents, une frégate de plus d'trente canons, rien qu'ça, et des mâts, fallait voir ! et des voiles, larges comme la place, ni plus ni moins ! parlez-moi d'un bijou de navire comme çui-là. Ça vous filait ses seize nœuds sans effort, et quand ça se mettait en colère....

— Eh bien ?

— Ah ! Ah ! quand la Reine des Vents se mettait en colère, mes agneaux, répondit le vieux, en pinçant le nez d'un air narquois ; quand elle se mettait en colère, ah ! dame, malheur à qui se trouvait à portée de sa griffe ; le capitaine de Cœurébène n'y allait pas de main morte.

— Henri de Cœurébène, c'est bien lui qui était...

— Le premier capitaine de la Reine des Vents ! Le Teuton, c'était un de ses amis ; et même, un temps, ça a été son second !

Ce dernier nom sonnait comme un mot familier aux oreilles de Tom. Siegfried von Trottheim, mieux connu dans les eaux des Caraïbes par son surnom « le Teuton », avait fait carrière dans la flibuste et fondé le port d'Adlerhaven. Son histoire tenait de la légende locale, et ses officiers se plaisaient à la conter entre deux pintes afin que nul ne l'ignore. Il régnait en maître depuis pratiquement deux décennies sur son île, qu'il avait baptisée « Île d'Avicenne ». Le grand électeur de Brandebourg lui-même, reconnu roi en Prusse cinq ans plus tôt par les Traités d'Utrecht, lui aurait accordé des lettres de marque, accompagnées du titre de gouverneur de l'île : mais la rumeur disait aussi que ce n'était que pure invention, et que le Teuton se serait arrogé ces prérogatives lui-même. Quoi qu'il en soit, ce cadre particulier donnait une apparente neutralité au port, ce qui avait permis à Tom d'apercevoir des marins de bords très divers. Un silence savamment pesé laissa l'auditoire assimiler l'information, puis la litanie d'éloges reprit :

— Fier homme que ce brave Henri de Cœurébène, autrefois ! L'était bel homme, grand, solide.

Tom avait souvent observé le vieil ivrogne, devenu en quelques semaines un habitué de la taverne de son oncle. Sa haute stature, en dépit de ses épaules voûtées, le démarquait des autres clients. Il les dépassait tous d'au moins une demi-tête. Son capitaine devait être autrement imposant, pour mériter de tels qualificatifs de sa part...

— Pis l'était honorable aussi, continuait le conteur avec une telle emphase que sa voix vibrait. Beaucoup de prestance, de raffinement et de courtoisie. Mort beaucoup trop tôt, pour notre malheur à tous. Si vous m'en payez une, je vous raconterai comment on s'en tirait avec lui.

Un gobelet rempli fut avancé. Le conteur referma dessus son unique main, aux ongles rongés par les embruns. Il but son rhum à petits coups, comme pour mieux tenir son auditoire en haleine, puis reposa sa timbale, et afficha un sourire satisfait.

— Bien, où est-ce que je me suis arrêté ? Ah ! Oui ! Henri de Cœurébène, la première Reine des Vents !

Son ton se fit grave, et il poursuivit :

— C'était au large du Cap Catoche, par une aube sanglante. On n'y voyait pas encore bien clair, et il y avait de la brume. J'ai ben cru qu'mon heure était v'nue. La Reine des Vents s'est retrouvée cernée par deux gros navires de l'Armada de Barlovento. La vigie s'égosillait. Les Espagnols étaient à Bâbord et à Tribord et il n'y avait aucun moyen de s'enfuir. Je m'en souviens comme si c'était hier. Le Capitaine a souri et nous a ordonné de faire feu ! Des deux côtés ! Ouaip, comme ça !

Le marin cogna son crochet en fer sur la table pour appuyer son récit. Tom soupira. Il donnerait bien le peu qu'il possédait pour vivre pareilles aventures, quitter cette auberge et gagner la mer. Une voix sèche le tira brutalement de ses pensées.

— Tom ! Tu crois que la vaisselle va se faire toute seule ? T'es vraiment qu'un bon à rien, comme ta pauvre mère...

Le jeune garçon rougit sous l'insulte mais ne répondit rien. Après avoir vécu près de onze ans sous son toit, il ne connaissait que trop bien le caractère irascible de son oncle Richard et n'avait pas envie de prendre quelque nouveau coup de trique. Il se hâta de gagner son poste.

Les assiettes sales et les verres s'accumulaient dans un bac rempli d'eau grasse. Il soupira profondément et commença à frotter. Il s'appliquait assez pour ne pas devoir recommencer, mais concentrait toute son attention sur les quelques bribes de récit qui lui parvenaient de la grande salle. Hélas, il n'entendait pas grand-chose. Il saisissait tout juste quelques noms et quelques exclamations.

Il cessa de remuer l'eau sitôt l'oncle éloigné. L'histoire suivante parlait de la capitaine qui commandait la seconde frégate baptisée Reine des Vents. Callista Raveneye. À ce nom, disait-on, les armateurs se mettaient à trembler. Les marins qui l'avaient croisée et qui s'en étaient tirés vivants l'appelaient l'Ange de la Mort, et l'on prétendait qu'elle n'avait pas de cœur. À en croire les récits, un démon autant qu'un ange.

— L'capitaine du Malaspina s'est r'tourné d'un coup. Il a jeté son pistolet fumant, pour attraper un sabre qui traînait sur l'pont. Ensuite, y s'est précipité sur ma capitaine. Bien sûr, faut plus que ça pour te défendre, quand t'es au bout du sabre de Callista Raveneye ! Elle s'est pas démontée, et vlan ! Désarmé en deux coups, le capitaine. Y voulait pas se rendre, alors elle l'a transpercé, pis elle s'est tournée vers nous. Les gars du Malaspina se sont rendus de suite, sans traîner. Ah, Callista Raveneye... Belle comme une déesse de légende, avec ses cheveux noirs comme le plumage d'un corbeau. Intrépide avec ça ! Et un regard... froid et mortel. La plus jeune capitaine qu'aient connues les Sept Mers ! Mais, tudieu ! Quel caractère du feu de Dieu !

Tom l'entendit à peine, car la voix du marin se brisa dans un sanglot :

— Elle est morte avec honneur, qu'elle repose en paix.

Le jeune garçon sentit son cœur se serrer. Mais ces fins funestes n'altéraient pas sa soif d'aventure. À son âge, d'autres avaient déjà pris la mer. Il devait trouver un moyen de quitter cette île.


Salutations, moussaillons !

Alors, qu'est-ce que vous pensez de ce prologue ?  Des récits du marin ? Des projets de Tom ? 

Vos avis et critiques sont les bienvenus, et si vous voyez des fots d'autrograf, vous pouvez me les signaler.

Le prologue sort en avance, mais le chapitre 1, est toujours prévu pour lundi prochain. N'oubliez pas les provisions de tafia et de biscuit, on embarque bientôt ! Prêts ? Parce que moi non...

D'Écume et de Sang - 1718 [PAUSE/ REECRITURE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant