Chapitre 5

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     Jamais la conversation de son ami ne lui avait semblé aussi insupportable. Pour son bien, il aurait aimé qu'il se tût. Mais peu attentif à l'effet de ses paroles, l'incorrigible bavard continuait son monologue.

     — Si je ne me trompe pas, en plus de Filippo, ton bel ange est entrain de frayer avec le comte et . Personne n'est capable d'affirmer si ces deux derniers sont ou non amants, mais ce qui est certain, c'est qu'ils apprécient autant l'un que l'autre les beaux garçons. A exhiber le contour de son joli petit cul près de leur nez, il va finir par se faire croquer tout cru ton Sandro.

     A ces derniers mots, Salvatore se décolla de la rambarde en serrant les dents. Silvio avait parfaitement raison. Mais qu'y pouvait-il ? Et puis, depuis quand se sentait-il aussi concerné par les risques encourus par une personne qui, somme toute, lui demeurait étrangère ? Mécontent contre lui-même, il répliqua en se détournant d'un spectacle qui lui devenait insoutenable :

     — Peu importe. Il est libre de mener sa vie comme il l'entend.

     Comme il le craignait, son affirmation ne convainquit pas son ami. Le regardant, ce dernier lui adressa une moue significative.

     — Pourtant, j'ai comme l'impression que cette histoire te dérange. Tu es vraiment sûr de ne pas vouloir t'en mêler ?

     Salvatore pinça les lèvres. Il n'était plus sûr de rien. Rien non plus ne l'autorisait à intervenir. Malgré tout, s'il se décidait à agir, ce n'était pas le meilleur moment pour le faire. Il connaissait suffisamment Filippo, pour se douter que celui-ci n'accepterait pas facilement de le voir s'immiscer dans la relation qu'il tentait d'instaurer avec son modèle.

     — Personne ne m'a demandé de veiller sur sa vertu, répliqua-t-il d'un ton bougon.

     — Même pas l'envie de devenir celui qui la lui dérobera ? insista lourdement le sculpteur.

     Troublé par ses paroles, le peintre haussa les épaules avec une indifférence feinte.

     — Dans ce cas, attends-toi à ce que son innocence, si elle existe toujours, soit mise à mal, renchérit Silvio en reportant son attention sur le groupe. ne trompe personne. Ce vieux satyre salive déjà en l'imaginant dans son lit.

     Alarmé, Salvatore observa de nouveau ce qui se passait en face. Les bras rigides le long du corps, Sandro cherchait visiblement à esquiver un geste trop entreprenant , mais la main que Filippo Mastreni posait sur son épaule l'empêchait de reculer davantage. Le peintre sentit la colère lui nouer le ventre. En tant que maître d'art, son confrère aurait dû étendre sa protection au modèle qu'il essayait de lui voler. Au lieu de cela, il avait l'impression d'assister à une séance de maquignonnage.

     — Mais je vais finir par lui faire avaler sa palette ! ragea-t-il en empoignant la balustrade.

     — Et pourquoi pas tout de suite ? s'enthousiasma Silvio. Si tu veux, je te prête main-forte. On terminera la nuit au Bargello (4), mais avec quelques pièces, les gardiens nous loueront bien un matelas.

     — Pas ici, se reprit Salvatore en s'exhortant au calme. J'ai trop de respect pour notre mécène et ami qui a eu la largesse de nous inviter. Je ne transformerai pas son palais en aire de combat. Pas un jour pareil. Mais cette pourriture ne perd rien pour attendre. S'il nuit à Sandro, il me le paiera !

     — Je croyais que ce garçon ne t'intéressait pas ?

     Là n'est pas la question, se justifia-t-il un peu trop vivement. C'est une simple question d'éthique.

     — Si tu le dis, céda Silvio en souriant.

     Salvatore préféra ne pas relever l'ironie. De la gallérie d'en face, Sandro tourna soudain la tête vers lui. Durant quelques instants, leurs yeux se croisèrent et l'estomac du peintre se noua sur un sentiment d'urgence indéfinissable. Fidèle à son habitude, le jeune homme le dévisageait sans ciller. Son visage n'exprimait rien d'autre que sa froideur coutumière. Affecté par son désintérêt, Salvatore n'en admira pas moins la pureté de ses traits avant de reporter son attention en bas, sur l'arrivée des derniers invités.

     Il avait parfaitement conscience d'agir comme si la situation de son modèle l'indifférait. Mais celui-ci lui laissait-il le choix ? En lui déniant le signe le plus infime d'appel à l'aide il lui signifiait tout simplement qu'il refusait qu'il intervînt. Après tout, c'était son problème. Alors pourquoi se sentait-il si mal à l'aise ? La réponse, il la connaissait : à cause de la couleur si particulière de son regard et du regret pétri de douleur que le souvenir de celui-ci ravivait en lui.

     La première fois que Sandro avait franchi les portes de l'atelier pour lui proposer ses services, il était resté pétrifié. Plus encore que par sa beauté, la teinte singulière de ses yeux l'avait fasciné. Une teinte semblable à celle des pierres d'aigue-marine, d'un bleu très pâle touché de vert.

     Une nuance à la fois rare et inimitable qu'il n'avait jusqu'alors rencontré que chez une seule autre personne. Un tout jeune garçon, qu'il avait abandonné derrière lui, sept ans auparavant. Leur froideur exceptée, les iris de son modèle en étaient la réplique exacte. Il s'apparentait également par sa réserve au souvenir de celui dont l'histoire hantait encore ses nuits d'incertitudes et de remords. Son âge correspondait aussi à celui qu'il aurait à présent, ainsi que sa nationalité supposée.

     Combien de chance y avait-il au monde pour qu'il croisât deux fois un regard aussi extraordinaire, appartenant à deux personnes différentes ? Un instant, il avait réellement cru, espéré, que le ciel lui restituait celui qui avait bouleversé sa vie lors de son voyage à Nyckos. Mais le jeune homme n'avait pas esquissé le moindre signe de reconnaissance.

     Alors il s'était rendu à l'évidence. Si la jolie tournure du corps du garçon de sa mémoire s'apparentait à celle de l'inconnu, son visage, en revanche, était loin de posséder sa beauté. Or, la beauté des traits de Sandro était si exceptionnelle, qu'elle en devenait presque blessante pour l'évocation qu'il chérissait.

     Aujourd'hui encore, il se sentait happé par la profondeur insondable de ce regard magnifique. Si froid, et qui pourtant le scrutait avec une intensité presque insoutenable quand il se posait sur lui. Ces yeux à la pureté de cristal demeuraient une énigme.

     Envahi par des émotions contradictoires, Salvatore conservait à présent la tête penchée pour ne pas livrer ses incertitudes à Silvio. L' attention de ce dernier était heureusement distraite par l'exécution d'un premier morceau entraînant par les musiciens.

     Dans la grande salle, Lorenzo avait donné un signal discret à ses serviteurs pour inciter ses invités à piocher dans la nourriture et le vin proposés avant le repas. Une table tout aussi garnie se trouvait derrière eux et le peintre se détourna pour prendre une tasse qu'il remplit au pichet mis à disposition. Cette diversion tombait à propos pour le distraire de ses réminiscences et de sa colère.

     Reprenant sa place auprès de Silvio, il ne put malgré tout éviter de jeter un nouveau coup d'œil vers Sandro. Toujours aussi raide, ce dernier ne le regardait plus. À ses côtés, les trois hommes discutaient maintenant âprement. Quelle que fût la cause de leur mésentente, ils paraissaient moins se soucier de lui. Cette constatation soulagea le peintre, mais ne lui ôta pas de l'esprit l'épine qui gâchait le plaisir qu'il éprouvait à participer à la fête. Son cœur battait tristement. La beauté de l'ange de Nyckos n'était pas faite pour être pervertie de la sorte.

L'Ange de NyckosWhere stories live. Discover now