Chapitre 1

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     Salvatore délimita l'ombre du bras qu'il peignait d'un trait sûr. Son geste accompli, il recula légèrement pour étudier le résultat. Accentué par le contraste réalisé, l'ébauche de lumière sur la chair nacrée donnait à celle-ci un rendu de soie irréprochable, si parfait, qu'on avait envie de le toucher.

     Satisfait, le peintre plissa les yeux de contentement. Il maniait son pinceau avec la précision d'un orfèvre. Il en était pleinement conscient. Une qualité que lui enviaient tous ses collègues et que jalousaient quelques-uns.

     Avec complaisance, il laissa courir son regard sur la toile. Le tableau qu'il achevait s'annonçait comme une merveille de plus, à ajouter à la longue liste de celles qui lui valaient la réputation d'être un des meilleures artistes de sa génération. Plus que quelques retouches, et sa nouvelle œuvre rejoindrait bientôt le palais des Médicis.

     Trois d'entre elles se trouvaient déjà chez « il Magnifico »(1).Une reconnaissance de sa virtuosité qui n'était pas à la portée de tous les peintres d'Italie. Encore moins de ceux de la ville de Florence, dont la pépinière de talents exacerbait la compétition. En cette année 1490, Laurent de Médicis demeurait avant tout un homme d'État avisé, redouté autant que respecté en politique. Mais il était également un esthète réputé, qui choisissait avec soin les artistes qu'il favorisait.

     Salvatore était heureux de faire partie de ceux-ci. Il appréciait la générosité de son protecteur, sa force de caractère, ainsi que l'amitié sincère que ce dernier semblait lui porter. Redevable et touché par une estime égale, il honorait généralement ses commandes en mettant tout en œuvre pour le satisfaire.

     Cette fois-ci, il avait été particulièrement inspiré par son modèle. Celui-ci figurait un ange brun à la figure juvénile et au corps gracieux, en train de se prélasser sur un nuage vaporeux. Les ailes partiellement repliées, le bel éphèbe soulevait à demi son torse glabre, délicieusement souligné par deux petits bourgeons rosés. Un de ses bras élégants rejeté en avant, il paraissait déployer sa main blanche aux longs doigts fins à l'adresse de tout ceux qui le regardait, en une invitation à le rejoindre.

     Sa position lascive n'excluait pas une part d'innocence qui le rendait absolument irrésistible. Tout au moins, jusqu'à ce qu'un œil averti croisât ses orbes clairs. D'une froideur étonnante dans un visage aussi jeune, ils alliaient le singulier de leur couleur, d'un bleu pastel tirant sur un vert dilué, pour donner à son regard une expression glacée. Un détail renforcé par la personnalité distante de son modèle, qui donnait à son sujet une ambivalence absolument unique.

     Il avait nommé ce tableau l'Ange de Nyckos. La référence à l'ange paraissait évidente ; quant à Nyckos, c'était sa façon de rendre hommage à un être depuis longtemps disparu, issu d'un passé douloureux, et qu'il n'oublierait sans doute jamais.

     Pris dans les rais d'une nostalgie minée de regrets, il demeura quelque instants le pinceau en l'air, jusqu'à ce qu'il entendît son ami Silvio remuer derrière lui. Sculpteur renommé et portraitiste amateur, ce dernier se complaisait à observer son travail chaque fois qu'il lui rendait visite. Attentif au moindre de ses gestes, il était capable de suivre l'avancée de ses œuvres durant des heures. Une façon à la fois détournée et respectueuse de prendre une leçon du maître.

     Salvatore se prêtait volontiers au jeu. Silvio était son ami et peindre devant un public était une obligation incontournable lorsque l'on exécutait des commandes pour les familles de Florence les plus prestigieuses. Certains de ses commanditaires ne se gênaient pas pour surveiller la concrétisation de leurs espoirs, critiquer un détail qui ne leur plaisait pas, ou demander une modification de dernière minute. Par rapport au quotidien de la majorité de ses contemporains, le peintre n'avait pas à se plaindre. Les reprises exigées étaient relativement rares.

L'Ange de NyckosWhere stories live. Discover now