Les notes

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Cette vaste étendue de céréales s'avérait bien insignifiante dans l'immensité de l'humanité. Qui dans ce monde se préoccuperait du destin de quelques exilés hypocrites en quête de bonne foi dans un village autonome ? Comme si adopter une vie saine le temps de trois misérables semaines suffirait à rattraper toute une année de déboire et d'excès. Léo, abandonné au milieu du champ, n'avait même plus la force de paniquer. Peut-être que son subconscient avait accepté de mourir cette nuit ? Cette concession rendrait sûrement la mort moins douloureuse. Le jeune homme, jusqu'ici en pleine réflexion sur son existence et son appartenance à l'univers, chut de sa tour d'ivoire quand des cris alarmés firent irruption dans le village. Une vision brève mais intense s'imposa à lui : le corps de Camille disparaissant dans le champ de blé, traîné comme une poupée de chiffon.

De nouveau, l'esprit alerte, il aperçut le vieux livre de son amie. Sans réfléchir - et tout en sachant qu'il n'avait pas les capacités de le lire - le jeune homme le ramassa avant de courir vers le village.

Guidé par son instinct, Léo fonçait tête baissée. L'adrénaline coulait à flots dans ses veines et chacun de ses pas était plus puissant que le précédent. Les lumières illuminaient le cœur du village d'un orange pétant qui se reflétait aux murs blancs des maisons. Les habitations se démarquaient ainsi du ciel obscur qui surplombait la plaine. Les champs et les arbres, qui défilaient à toute allure dans la vision périphérique du jeune homme, se confondaient avec les ténèbres des cieux. Quelques nuages avaient fait leur apparition, grimant les étoiles de longs traits grisâtres et fins.

Léo se rapprochait de plus en plus, il distinguait maintenant des longues ombres projetées sur les murs des gîtes. Des cris de panique fusaient à travers la cour, résonnant en écho à ses oreilles.

Aux abords de la cour, il vit s'élever à toute vitesse d'autres chauve-souris géantes vers le ciel. Cette fois-ci, elles n'étaient pas seules : à leurs pattes arrières étaient fermement agrippées une à deux personnes. Les créatures volantes se dirigeaient vers la forêt, de l'autre côté des champs.

Les cris s'intensifiaient, la panique était à son paroxysme. Léo ne savait que faire au milieu de ce chaos. Tandis que certaines personnes fuyaient pour sauver leur vie, d'autres essayaient tant bien que mal de se défendre... Mais en vain. Les villageois qui tournaient le dos aux monstres se faisaient systématiquement rattraper et ceux qui les affrontaient étaient vaincus à plate couture. Tous finirent dans les griffes des bêtes, à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol.

Enfin, ceux qui par lâcheté ou par lucidité s'étaient barricadés dans leur maison se voyaient assiégés par plusieurs créatures en même temps, et arrachés de force à leur baraquement de fortune.

Étrangement, les chauves-souris géantes ne semblaient pas avoir remarqué la présence du jeune homme, pourtant immobile au milieu de ce branle-bas.

Soudain, un grondement retentit, deux grands flashs de lumière l'obligèrent à masquer sa vue : une voiture venait de faire son apparition.

Dirigeant son regard vers le conducteur, Léo remarqua avec stupeur la présence de Pascal au volant. Prenait-il la fuite ? Tout portait à croire que c'était le cas. La boîte motorisée de métal et de plastique s'éloignait déjà à l'horizon, emmenant avec elle le dernier espoir de survie du jeune homme.

Une fois le vacarme de la voiture estompé, Léo se retrouva dans le silence. Il était seul. Il réfléchissait à toute allure et une phrase lui revenait en tête : "ces bêtes-là récoltent du sang pour en nourrir une bien plus grosse".

— Lambert ! C'était lui depuis le début, je le savais ! s'écria le jeune homme, mi-fier mi-inquiet.

Il tourna les talons vers le logement de son voisin. En passant sa porte réduite en miettes, Léo remarqua que la chambre de l'accusé n'avait pas été épargnée par le carnage. Le lit défait, les chaises renversées, les assiettes brisées et la table cassée : rien n'était à sa place. Le jeune homme en conclut qu'il se trouvait face à une vile mise en scène de Lambert pour une fois de plus tromper les potentiels rescapés.

Vraisemblablement, celui-ci n'était pas présent, sûrement devait-il diriger le cortège de chauves-souris. Le jeune homme profita de cette absence pour débusquer des indices. Le temps était compté, Léo devait agir vite.

Dans les effets personnels de Lambert, il trouva des disques de Céline Dion et quelques bougies parfumées, ce qui venait confirmer son supposé alibi de la soirée du buffet. Léo, d'un geste méprisant, les jeta sans pitié à travers la chambre, ce qui brisa les disques canadiens dans un éclat clinquant. Il remua draps et coussins, matelas et fauteuils à la recherche de la moindre information pouvant l'aider à vaincre monsieur Lambert.

C'est en vidant un de ses bagages que Léo tomba sur un ouvrage auquel il ne s'attendait pas... Une Bible. Lambert, serait-il un homme d'église ? Non ! Pourtant, les gens de son espèce ne craignaient-ils pas ce livre saint ? Toujours dans le même sac, le jeune homme y trouva un chapelet ainsi que de l'eau bénite - très probablement -, contenue dans une petite bouteille représentant la vierge Marie.

Abasourdi par cette découverte, Léo se permit une demie-seconde de réflexion. Il feuilleta les pages fragiles et jaunies par le temps du vieux manuscrit de Camille. Il n'était toujours pas en capacité de déchiffrer les écrits du livre, cependant, il remarqua des notes laissées par la jeune fille.

"La créature semble marquer son territoire"
"Elle est arrivée récemment"
"Je crois que Léo est le petit frère de Charles"
"Probablement assoiffée de sang"
"Magnus Chiroptera"
"Très prisée pour les potions de soin"
"Odorat sensible"

Charles... Comment connaissait-elle le nom de son grand frère ?! Était-ce Camille cette fameuse "connaissance" dont lui avait parlé son frère ? Celle-là même qui allait lui apprendre des choses, ou était-ce seulement sa petite sœur ? Et pourquoi avait-elle marqué cette phrase dans ce livre indéchiffrable ?! Léo secoua vigoureusement la tête. Ce n'était pas le moment propice à ce genre de réflexions. Dans tout ce flot de nouvelles informations et de questionnements, il était définitivement perdu. Les pièces de ce puzzle dépourvu de sens s'emboîtaient difficilement dans le petit crâne de l'apprenti détective. Dans son raisonnement brumeux, il associa les longues canines de Lambert avec "odorat sensible"... De ce mélange absurde émergea ensuite de son esprit un collier d'ail...

Le jeune homme, convaincu d'avoir trouvé la solution à ses problèmes, se dirigea à toute allure vers la grange du village où se situait le garde-manger.

Il n'avait jamais eu l'occasion d'aller dans cette grange. Il fallait dire que depuis son arrivée à Saint-Éloi Surchamp, entre son voisin excentrique et les événements plus qu'étranges qui s'y étaient déroulés ; Léo n'avait pas eu de réel moment de répit.

Les murs de la grange en torchis et les poutres apparentes qui la soutenaient lui donnaient une fière allure. Le bâtiment resplendissait le terroir français. Léo poussa les portes en bois de ses deux mains afin d'accéder à son intérieur. C'était une pièce toute simple éclairée par des ampoules basse consommation. Le grésillement de ces dernières bourdonnait dans la réserve. C'était ce genre de son diffus et continu que l'on ne remarquait que lorsqu'il s'arrêtait. Était vissé sur chaque mur de la salle une multitude d'étagères garnies d'une foule d'aliments. Des légumes aux fruits, en passant par des biscuits, tout le régime alimentaire du village était présent. La nourriture était rangée dans un ordre quasi-militaire : strict et clair. Chacun des aliments était étiqueté, classé et mis en valeur. En entrant dans la salle embaumée par une douce odeur d'épice, Léo fut donc stupéfié par l'ordre qui y régnait. Le même ordre qui lui permit de trouver d'un seul coup ce dont il était en quête.

Une fois ses colliers d'ails enfilés, le jeune homme remarqua que son odeur corporelle dépassait la limite du raisonnable et côtoyait l'indécence. Il n'avait pas eu le temps de prendre une douche ni même de penser à son parfum, des vies étaient en jeu et seul lui pouvait les sauver.

Debout et seul face aux vastes champs qui le séparaient de la forêt, Léo prit une grande inspiration. Il croqua un morceau du cake à l'ail qu'il venait de subtiliser, puis emboîta le pas vers son nouvel objectif : casser les dents de ce monstre appelé Lambert. D'un pas de course assuré, il se dirigea vers la forêt au-dessus de laquelle volait en cercle des dizaines de chauves-souris géantes.

Vacances de merde [Terminée]Where stories live. Discover now