Elle n'a qu'à se laisser porter par le courant de la foule : la plupart, comme elle, se rend vers la périphérie de la ville, là où se trouvent les usines. On peut déjà voir d'ici leurs formes sombres, un peu menaçantes pour qui n'y est pas habitué. De hautes cheminées couronnées de nuées obscures.

Pour sa part, Oriane travaille à l'usine de Paria! , une chaîne de magasins de vêtements dont la devise est : "Punk. Power. Paria ! " . Et même si l'employée ne se sent pas spécialement punk, cela importe au final peu vu qu'elle travaille dans la maintenance industrielle.

Depuis toute petite, la jeune femme est fascinée par la mécanique : avec leurs engrenages et leurs systèmes, elle trouve les machines bien moins complexes que les hommes. Ces géants d'acier n'ont pas de problème autre que ceux qu'on peut voir ou entendre. Ils n'ont pas d'âme tourmentée, pas de crainte, pas d'intention bonne ou mauvaise... Enfant, en s'amusant à concevoir des petits automates animaliers, Oriane rêvait de pouvoir faire de même avec son coeur : un simple coup de vis, un peu d'huile et tout repartirait correctement.

Quel dommage que je ne sois pas un robot.

C'est sur cette note de regret qu'elle entre dans l'usine, accueillie par le ronronnement des bras mécaniques en action et la chaleur émise par les moteurs.

Après avoir enfilé sa combinaison de travail, Oriane va faire son tour de vérification habituel. L'occasion au passage de saluer un peu tout le monde, que ce soit son collègue de maintenance Shawn, un Anglais dont l'humour est plus lourd que british ; Côme, un ouvrier de même pas vingt ans, qui a déjà une fille et des rêves de chanteur brisés ; Marie-Fleur, toute petite et pleine de vie, le genre de femme qui répand la bonne humeur autour d'elle.

Et puis surtout Alix, la fameuse Alix, la meilleure amie d'Oriane. Elle a trente et un ans, des cheveux blonds avec des pointes rouges, un piercing au nez, un as de coeur tatoué sur la paume de sa main droite - mais même sans, on peut dire qu'elle a le coeur sur la main - , une tendance à parler et grogner fort, un profond attachement à sa condition de célibataire. Le tout accompagné d'une haine aussi impitoyable qu'inexplicable envers Verlaine, sous prétexte que "tirer sur Rimbaud, c'est vraiment n'importe quoi, parce que Rimbaud, il est quand même tellement mignon".

Oh, et est-ce nécessaire de préciser le fait qu'elle connait par coeur toutes les chansons Disney, mais seulement dans leur version portugaise, alors qu'elle n'a aucune origine portugaise ?

Vous l'aurez compris, l'amie de notre protagoniste cultive sa marginalité. Ce qui ne l'empêche nullement, par ailleurs, d'être aussi protectrice que Witahé quand il s'agit d'Oriane, même si, à l'inverse de ce dernier, elle ignore quels démons dissimule la jeune femme...

« Oriane ! »

Délaissant un instant le tracé des coutures qu'elle était en train de vérifier, la blonde accueille à renforts de grands gestes la nouvelle venue.

Même sous le masque blanc qui dissimule sa bouche - mesure de sécurité oblige - , on devine aux plis formés par ses yeux un sourire rayonnant sur ses lèvres. Une joyeuse étincelle égaye son regard, un bonheur contagieux. La voilà qui déjà s'esclaffe alors que son amie n'a pas encore prononcé un mot.

Il s'agit là d'Alix tout craché, pleine de bonne humeur et d'énergie apparemment inépuisable.

« Salut, répond Oriane, un peu moins enthousiaste qu'elle ne l'aurait voulu.

Cette jeune femme est comme une flamme, celle qui virevolte et flamboie, celle autour de laquelle on danse le soir, celle qui émerveille par son éclat. Sa lumière est vive : tellement vive, en fait, que cela en parait parfois irréel. Il y a forcément une ombre quelque part, non ? Pourtant, malgré ces trois ans passés à la côtoyer, Oriane n'a jamais réussi à saisir quel secret obscur elle cachait...

Ou bien, c'est juste elle qui veut voir le mal où il n'y en a pas ?

Ce qui est sûr, c'est que devant une présence si lumineuse, la jeune mécanicienne ne peut s'empêcher de songer à ses propres ténèbres, sa part d'ombre qui menace de ressurgir après toutes ces années de calme apparent.

Ces pensées négatives la plongent malgré elle dans la morosité, chose qui n'échappe pas à l'oeil d'Alix :

— Ça va ?

— Un peu fatiguée, feint l'autre, faisant de son mieux pour chasser ses idées noires. Mais t'inquiète, je vais survivre !

Cette dernière taquinerie n'éteint pas entièrement l'alarme qui s'est déclenchée chez Alix, ainsi que le laisse supposer ses sourcils froncés.

— Fais attention à toi, d'accord ? On verra tout ça à la pause, » déclare-t-elle, à présent grave, en retournant à son travail.

Cela aussi fait partie de la personnalité d'Alix : une vraie boute-en-train, mais un rien la fait paniquer dès qu'il s'agit de sa meilleure amie.

À la voir s'éloigner ainsi, trompée sans le savoir, Oriane sent son coeur se serrer, empli de culpabilité. Ce n'est ni la première ni la dernière fois qu'elle lui ment, cependant cela la déchire toujours autant de l'intérieur chaque fois qu'elle le fait. Mais a-t-elle d'autre choix que nier ? Comment lui parler de tout ce qu'elle a vécu ? Comment lui dire qu'elle a souffert, et qu'elle en garde d'ignobles traces indélébiles ? Comment lui expliquer que toutes ces choses refont surface ?

Non, hors de question de mêler Alix à ces histoires. Cela éteindrait la joyeuse flamme de ses yeux. Cela lui ferait porter un poids qu'elle ne mérite pas de subir.

Et tandis qu'Oriane chemine sur la passerelle métallique pour poursuivre son contrôle mécanique, elle ne parvient à étouffer les regrets qui l'assaillent :

Deux ans, bon sang... Si seulement on pouvait juste revenir deux ans en arrière...

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now