Une étoile en haut du sapin

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Bleu foncé. Bleu clair. Rose.

Les nuages s'en vont vers la gauche. Les couleurs se mélangent. Les moutons du ciel s'enfuient, le rose va bientôt disparaître. Je ne le verrai plus dans un instant.

Rose. Il part, part, part comme le temps file, file, file.

Un peu de rose. Il s'est quasiment envolé tout entier. Il ne laissera que du bleu de plus en plus foncé. La nuit approche.

Plus de rose. Plus rien. Parti.

Il ne reste plus que quelques nuances de bleu clair au milieu de l'immense bleu foncé. Il ne reste plus rien. Personne n'a l'audace de s'opposer au grand, à l'unique, au seul, à l'unique bleu ! Il écrase tous ses concurrents. Il bat ses adversaires, ne leur laissant aucune rédemption. Il peut vivre, tout lâcher, se lever, sortir, tout quitter, courir, hurler. Hurler jusqu'à manquer d'oxygène. Hurler jusqu'à n'avoir plus rien à hurler. Et personne n'est là pour lui dire qu'il ne peut pas le faire.
Parfois, je m'imagine être ce bleu.

Ce truc immense et dense que rien ne peut arrêter. Ce machin qui m'emmène ailleurs alors que je suis enfermée dans l'atelier. Sous l'éclairage artificiel, celui qui donne mal à la tête et qui remplace la lumière naturelle du soleil. Au milieu des grognements terrifiants des monstres, du bruit des machines qui ne s'arrête pas, qui ne s'arrêtera pas. La nouvelle symphonie qui rythme les longues journées. Sur une chaise qui fait mal au dos, un sol couvert de petits bouts ruban doré. J'ai aimé cette couleur. Je n'aime plus cette couleur, comme le rose d'ailleurs.

L'usine du village de Noël.
Ici on fabrique de Noël.
Ici on fabrique la magie de Noël.
Ici on détruit la magie de Noël pour de l'argent.

Les guirlandes ? Fabriquées ici. Les guirlandes violettes ? Fabriquées ici. Les guirlandes vertes ? Fabriquées ici. Les guirlandes de toutes les couleurs même les plus moches et qui resteront dans des cartons à la cave toutes les années suivantes ? Fabriquées ici.
Les anges avec leurs ailes en plastique ? Les petits sapins à disperser sur le sapin ? Les figurines enfantines qui font de la luge sur la neige trop blanche pour être vraie ? La couronne en faux sapin à suspendre à la porte d'entrée ? Le père Noël qui répète d'une insupportable voix nasillarde « Jingel Bells » lorsqu'on presse la boucle de sa ceinture usée par le temps et la mauvaise qualité du tissu ? Fabriqués ici.

Ici, on fabrique le tout nouveau Noël et moi j'emballe.

Je crois qu'ici on a oublié ce qu'était Noël. Je crois que partout où les rayons sont surchargés de ses décorations on a oublié ce qu'était Noël. On a tous oublié ce qu'était vraiment Noël.

Quand on jouait dans la neige, qu'on donnait vie à des bonhommes et qu'on devenait des anges en agitant nos bras et nos jambes. Quand on sortait en tout début de soirée, la nuit déjà tombée, les sourires à tout va et la magie de Noël dans l'air. Quand on décorait le sapin avec le CD des chants de Noël en fond et qu'on déposait les cadeaux sous le sapin pour la famille.

Aujourd'hui dans cet atelier, pour la personne que j'ai été et que je suis, Noël ne se résume plus qu'à emballer des étoiles.

Toujours le même geste, qui se répète indéniablement et que connaît pas ce que nous autres mortels surnommons « fin ». Un ordre qu'on ne cesse de reproduire. Un geste mécanique. Un mouvement répétitif. Un corps condamné à effectuer l'exact même action pour un temps indéterminé.

Attraper une étoile dorée. Prendre une boîte rouge. Mettre l'étoile dorée. Fermer la boîte rouge. L'enrouler de ruban doré. Saisir un autocollant. Coller l'autocollant « Joyeux Noël », c'est ça joyeux Noël. Poser l'étoile dorée, dans la boîte rouge avec l'autocollant joyeux Noël sur le chariot.
Répéter.

Attraper une étoile dorée. Prendre une boîte rouge. Mettre l'étoile dorée. Fermer la boîte rouge. L'enrouler de ruban doré. Saisir un autocollant. Coller l'autocollant joyeux Noël. Poser l'étoile dorée, dans la boîte rouge avec l'autocollant joyeux Noël.

Qu'est ce que j'aimerai être ce bleu, celui qui a tous les droits et aucun devoirs. Le bleu, l'immensité de la galaxie, le bleu, la splendeur des océans, le bleu, symbole de liberté, le bleu, résiste à ce nouveau Noël. Ce bleu, l'espoir, ce bleu, mon espoir.

Le bleu ne sera jamais réduit à l'état d'une déco insignifiante. Le bleu restera à jamais la dernière source de la véritable magie de Noël que personne ne pourra détruire.

Un instant. Un instant, où je regarde par la petite fenêtre le grand ciel. Un instant, où j'arrive à stopper le mécanisme infernal. Un instant, où j'arrête enfin d'emballer des étoiles dorées dans des boîtes rouges avec des autocollants joyeux Noël. Mais ce n'est qu'un instant, alors ça recommence.

Rien ne pourra jamais soumettre le bleu. Bleu, c'est l'amour et la violence. Bleu, c'est le bien et le mal. Bleu, c'est le soleil et la lune. Bleu, c'est mon Noël et pas le leur.

Répéter.

Attraper une étoile dorée...attraper une étoile bleue, une étoile bleue, bleue. Prendre une boîte rouge. Mettre l'étoile bleue. Bleu, bleu, bleu, bleu.
Fermer la boîte rouge. L'enrouler de ruban doré. Bleu, bleu, bleu, bleu.
Saisir l'autocollant. Coller l'autocollant joyeux Noël. Bleu, bleu, bleu, bleu.
Poser l'étoile bleue dans la boîte rouge avec l'autocollant joyeux Noël.
Bleu, craquer, bleu, s'effondrer, se détruire, bleu, s'effacer, bleu.

Les étoiles en haut du sapin ? Fabriquées ici et c'est moi qui les emballe. J'emballe des étoiles. J'emballe des étoiles bleues. Le bleu n'est plus qu'une déco insignifiante que j'emballe.

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Ce soir, il neige { recueil nouvelles de Noël}Where stories live. Discover now