- J'ai eu un accident... Il y a quelques années. Je me suis blessé au genou... La blessure est ancienne et elle se réveille parfois.

Ma gorge se noue.

- J'aimais beaucoup le sport. Je ne peux plus vraiment en faire autant que je veux... Mon genou peut reclaquer à tout moment.

Et puis les mots se bloquent. Je ne peux pas en dire plus, je n'y arrive pas. Lui avouer les circonstances exactes de ce qui s'est passé, c'est impossible.

- Et si je t'évite, c'est parce que je préfère ne pas te voir plutôt que d'être proche de toi sans pouvoir t'avoir. C'est une torture pour moi.

J'ai dit ça très vite. Elle s'arrête et me regarde avec ses grands yeux. On dirait une biche étonnée, comme si elle ne s'attendait pas du tout à ce que je lui dise ça. Elle s'attendait à quoi ? À ce que je lui dise « J'ai couché avec toi et j'ai eu ce que je voulais, maintenant dégage » ? Elle me prenait pour une connasse, ou quoi ?

- Je croyais que... Enfin, je croyais que tu regrettais...

- Comment peux-tu imaginer une chose pareille ? murmuré-je en la dévorant des yeux.

- Mais tu as raison, ajoute-t-elle dans un souffle. Si on cède au désir, je vais perdre cette famille, et toute cette vie. Qu'est-ce que je deviendrai alors... on ferait peut-être mieux de...

J'ai du mal à croire ce que j'entends.

- Tu veux vraiment qu'on soit sœurs ? C'est ce que tu veux ?

Elle soupire.

- Non... Bien sûr que non. Mais est-ce qu'on a le choix ?

Une peine immense me submerge. Elle se sent capable de résister ? Je suis donc la seule à ressentir cette attirance plus forte que moi. J'en suis blessée, et fâchée aussi, parce que, moi, je sais que je ne pourrai pas. Et j'avais pensé que...

Stupide !

- T'es venue me chercher sur ce parking pour m'avertir que tu vas rester loin de moi, c'est ça ? Ce n'était pas la peine de faire tout ce chemin, alors, j'avais deviné.

J'accélère le pas, comme je peux, pour mettre de la distance entre elle et moi. Elle ne me court pas après. Elle ne me rappelle pas. Le bus arrive, je monte. Elle reste à la porte du véhicule.

Non, ce n'est pas vrai, elle ne monte pas avec moi ?

Le bus démarre. Elle détourne les yeux quand je cherche les siens.

Merde ! C'est vraiment ce qu'elle veut !

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Ce soir, si je m'assois à table avec tout le monde, c'est pour Sofia. Elle a passé l'après-midi à cuisiner. Elle serait très déçue si je ne goûtais pas ce qu'elle a préparé.

À en juger par la couleur des taches sur les murs de la cuisine, elle a fait des spaghettis à la bolognaise.

- Alors, chef ? Tu as aussi refait la tapisserie, en même temps que le dîner ?

- Ça, c'est quand Léo a sauté sur la table pour goûter avant tout le monde, avoue-t-elle en frottant le mur avec une éponge. Mais je vais tout nettoyer.

- J'aime bien. Elle avait besoin d'un peu de couleurs cette cuisine.

Sofia rit, Alejandro un peu moins.

Pendant le dîner, je me sens observée de partout. Alejandro se demande probablement ce que sa femme a fait pour mériter une fille pareille. Ma mère se demande si je vais bien. Camila, elle, ne lève pas les yeux vers moi une seule fois, et ça me rend folle.

Je ne pourrai pas tenir comme ça, et l'idée de repartir à New York me traverse l'esprit.

- Ça se passe bien, Lauren, le kiné ? demande ma mère. On dirait que tu boites un peu moins.

Venant d'elle, je suis étonnée, vu notre engueulade de cet après-midi. Je hoche la tête.

- Il ne me reste que deux séances. Le kiné est confiant. Je vais même enfin pouvoir reprendre la boxe.

Ce court échange a dégelé l'atmosphère, semble-t-il. Alejandro se redresse. Il a quelque chose à dire. Et il est tout sourire. Ma mère et Alejandro se tiennent la main par-dessus la table et couve Sofia d'un regard très doux.

- Je suis content que nous dînions tous les cinq ensemble car j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Alejandro se tourne vers Sofia.

- Enfin, je devrais plutôt dire : Sofia et Clara ont quelque chose à vous annoncer ! N'est-ce pas, Sofia ?

Sofia sourit fièrement.

- Nous en avons discuté tous les deux..., explique Alejandro. Clara à l'intention d'adopter officiellement Sofia et toi Camila dans les mois qui viennent.

S'il s'attendait à des applaudissements, c'est raté. Le silence qui suit est glacial. C'est bien de l'Alejandro tout craché, il annonce ça entre deux bouchées de spaghettis sur le ton qu'il prendrait pour donner un ordre. Bien sûr, c'est généreux de leur part, mais chez eux, même les actes généreux ressemblent à des coups d'État.

Le roi et la reine de la diplomatie ont encore frappé.

En face de moi, Camila a lâché sa fourchette. Elle est devenue très pâle. Pas difficile de deviner ce qui se passe dans sa tête, pour une fois. Même moi, à sa place, j'aurais la nette impression qu'on cherche à effacer ma mère.

Alejandro sourit à Sofia et lui ébouriffe les cheveux avec tendresse. Mais manifestement, la petite est paumée et personne n'a l'air de s'en rendre compte. Elle jette des regards désespérés à sa sœur, comprenant probablement confusément qu'elle est très mal. C'est la catastrophe.

Ma mère pose un baiser sur sa joue puis se tourne vers nous.

- Et moi aussi, je voudrais vous demander quelque chose.

Je n'aime pas ce sourire. Pas dans ces circonstances. Ça sent le second coup de massue à plein nez. Il faut qu'ils s'arrêtent, là.

- Lauren, Alejandro voudrais que tu l'appelles « papa », après tout, ça fait longtemps que nous formons une vraie famille. Sofia te considère comme sa sœur. Je sais que pour Camila, ça pourra prendre du temps, mais j'espère que nous formerons une seule et belle famille.

Ma mère, rayonnante, me jette un regard plein d'espoir. Alors, celle-là, je ne l'attendais pas. Pour une surprise, c'en est une belle. J'en recrache presque mes spaghettis.

Je sens que Camila perd pied, elle est à deux doigts de prendre la fuite. Moi, j'ai plutôt envie de retourner la table. Ça va durer encore longtemps, leurs conneries ? Pour commencer, j'ai déjà un père, je n'ai pas besoin d'un père adoptif ! Et ensuite, je refuse ce rôle débile. J'adore Sofia, mais je ne suis pas sa sœur. Encore moins celle de Camila !

- Alejandro, tu ne seras jamais mon père ! Et je n'ai pas de sœur !

Le visage d'Alejandro se décompose, mais c'était plus fort que moi. C'est quoi, ce délire de belle et grande famille ?

C'est pas comme si on avait 4 ans, merde !

Apprends-moi/fan-fiction camrenWhere stories live. Discover now