Chapitre 32

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Neuf heures trente du matin. Un scooter se faufile habilement entre les voitures en plein cœur du Marais. Il ne lui reste que quelques centaines de mètres avant de rejoindre son point de chute, une des nombreuses agences qui font et défont les tendances dans des domaines aussi variés que la mode, la déco, le design, la communication visuelle. Il faut dire que ce quartier est "the place to be " pour les créateurs en tout genre. Ici tout est concept : les boutiques, les bars, les restaurants, le look des passants... Parmi ces concepts, le plus croquignolet consiste sans doute à vous faire débourser deux cents euros pour un pull miteux de friperie au prétexte qu'avec ça sur le dos vous arborerez un look furieusement original. Aussi original que le énième crétin qui se l'est payé exactement pour les mêmes raisons que vous. Autre concept auquel vous devez vous familiariser sous peine de passer pour un affreux ringard : Utiliser couramment des mots tels que brainstorming, asap, brunch et tout un tas d'anglicismes à la mode. Dans ce charmant bac à sable où même les merdes de chien sont artificielles, s'est développée comme un champignon, DKD, l'agence de pub dans laquelle Sylvain Hermas exerce ses talents en tant que D.A. (Directeur Artistique, pour les extraterrestres qui vivraient ailleurs que sur la planète Créa). Il enrage contre ce camion de livraison qui bloque la ruelle dans laquelle il s'est engagé avec son deux roues. La journée risque d'être tendue comme toutes les journées depuis plusieurs mois, alors s'il pouvait éviter d'arriver en retard...
En effet, après avoir envoyé ses clients dans les étoiles pendant un moment, le merveilleux champignon hallucinogène s'est révélé être un laxatif qui a filé la chiasse aux derniers malheureux à s'y être risqués. Ainsi fonctionne le monde merveilleux de la publicité : il n'y a pas de recette miracle et le "plat à la mode" devient "soupe à la grimace" du jour au lendemain. Aussi éphémère qu'un slogan, la réputation de l'agence s'est dissoute comme un cachet d'aspirine dans un verre d'eau. D'échecs en échecs, la préoccupation principale des dirigeants qui était de choisir entre Nike, Givenchy, ou Vuitton pour distiller leur talent est devenue « peut-on encore éviter de mettre la clé sous la porte ? ». Inutile de préciser que depuis, l'ambiance au sein des locaux s'est considérablement tendue.
Habituellement, après avoir stationné son scooter dans la cour de l'immeuble, le premier acte créatif de Sylvain Hermas consiste à se ruer sur la machine à café pour se servir un potage à la tomate. Ce matin il va devoir sacrifier son rituel car il a rendez-vous avec le directeur de l'agence et il est déjà très en retard. 

─ Foutue circulation! peste-t-il en courant dans le couloir qui mène au bureau d'Anton Leko.

A peine a-t-il franchi la porte que ce dernier lui lance sans préambule : 

─ Ah ! le génial Hermas est sur le pont ! 

Chaque matin, Leko accomplit l'exploit de se montrer toujours plus désagréable. Hermas rassemble ses idées avec difficulté. Il est encore essoufflé par sa course contre la montre et ne se fera décidément jamais à la façon qu'a son patron de lui dire bonjour. Espérant lui faire passer le message, il se plie de son côté aux usages de façon outrancière. 

─ Bonjour Anton. Comment vas-tu ? Tu as bien dormi ? La journée se présente bien ? 

─ Oh ça va ! ronchonne Leko. 

─ Désolé. 

─ Bon, je me demandais si tu as trouvé quelque chose ? 

─ Pardon ? 

─ Tu es rentré chez toi avec le Mac d'Enzo hier soir. Tu n'avais pas l'intention de t'en servir pour caler une armoire je crois? 

─ Ah ! Excuse-moi, je pensais que tu parlais de la campagne pour l'hôtel du parc, parce que de ce côté là je suis assez content de ce qu'ont fait les créas. 

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant