Chapitre 24

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Un an plus tard.

La pluie vient de s'arrêter. L'orage a été soudain, assourdissant, effrayant, comme tous ceux
– nombreux – qui ont gâché cet été pourri. L'eau ruisselle partout sur les pentes de pierre artificielles du parc des buttes Chaumont. Le paysage évoque une cité engloutie venant de resurgir du fond de l'océan. La température a chuté d'un coup, le ciel est gris de plomb, chargé d'eau malgré ce qui vient de tomber sur la capitale et ses environs. Les nombreux promeneurs surpris par le déluge, sortent prudemment de leurs abris lorsqu'ils ont eu le temps d'en trouver un, ou reprennent leurs esprits, incrédules et trempés. L'un d'entre eux se faufile comme une ombre entre les arbres sur le bas-côté d'une allée. Sa tenue, plutôt inappropriée en plein mois d'août lui donne un air de fantôme égaré en plein jour. Il porte un long manteau élimé à capuche dont le bas tombe en lambeaux. La capuche rabattue sur sa tête l'a protégé de l'averse jusqu'à un certain point mais les caprices du temps lui importent peu. Seule compte la jeune femme à la poussette qu'il suit depuis le début de la matinée. Il l'ignore mais tous les lundis et les vendredis matin elle fait le tour du jardin avec son petit garçon de quatre mois. Les mercredis elle se rend seule au cinéma à la séance du matin, en général à l'UGC Odéon sauf lorsque la programmation ne lui plait pas. Elle choisit alors un cinéma d'art et d'essai dans le quartier latin, non loin de chez elle. Elle peut se permettre ce moment de détente hebdomadaire grâce à sa meilleure amie qui assure la garde du bébé ce jour-là. Elle en profite parfois pour s'autoriser aussi un peu de shopping du côté de la rue de Rennes. Les autres jours de la semaine ses sorties sont plus occasionnelles. Depuis deux jours qu'il s'est mis en tête de guetter les allers et venues de l'immeuble, il a cru l'apercevoir une première fois y entrer avec un homme, sans certitude. Lorsqu'elle en est sortie avec la poussette en ce début de matinée le doute n'était plus permis. Il n'a pas hésité à lui emboîter le pas.
Le petit bonhomme est bien sage, qu'il soit dans sa poussette ou dans les bras de sa maman. Il a hérité de ses yeux, expressifs et pétillants. Il rit souvent, pleure rarement. C'est un ange. L'homme à la capuche emprunte maintenant le même chemin qu'eux en respectant une bonne distance pour ne pas se faire repérer. Pour plus de discrétion, il s'est situé en surplomb, profitant de la topographie en étage du jardin. La femme a replié la petite capote en plastique qui protège l'intérieur de la poussette, a refermé son parapluie et évite tant bien que mal les flaques qui jalonnent son parcours. L'enfant babille avec insouciance. La jeune fille s'en amuse tout en marchant : 

─ Tu parles à maman Ben ? Qu'est-ce que tu racontes mon chéri ? 

Depuis quelques jours, l'homme pressent que la fin est proche. L'épouvantail squelettique qu'il est devenu n'a plus qu'eux pour se souvenir du temps où il était encore humain. Eux, se sont Léa Desjours et son fils Ben, lui c'est Enzo Laville. Enfin, ce qu'il en reste...

─ Qui êtes-vous ? Où est ma femme ? 

─ C'est fini Enzo, elle est partie...

En effet, Léa était partie, laissant derrière elle le peu d'affaires qu'elle avait. Il en avait appris la raison peu de temps après en écoutant le dernier message que son père avait laissé tard dans la nuit sur le répondeur de son téléphone portable. Dans ses propos rendus confus par une consommation excessive d'alcool, Henri demandait à Enzo de le pardonner. Il le suppliait avec des mots à peine compréhensibles, entrecoupés de sanglots. Incapable de supporter plus longtemps le secret qu'ils partageaient tous les deux, il avait laissé sur l'iPhone de Léa un long message dans lequel il racontait tout du jour d'été où Enzo avait laissé mourir son propre fils. Elle avait découvert la confession d'Henri le lendemain matin en écoutant sa messagerie pendant que le café chauffait. Face à la terrible vérité, la flamme qui s'était rallumée en elle vis-à-vis d'Enzo avait été définitivement soufflée. Ce qu'il avait fait, le mensonge qu'il avait entretenu jusqu'au bout, jusqu'à leur dernière nuit d'amour, dépassait de loin ses capacités de compréhension et de pardon. Pour elle, il avait basculé dans une dimension écœurante où l'abject n'avait d'égal que le dégoût qu'elle éprouvait.

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant