Chapitre 1

182 9 2
                                    


Nous avons tous nos lieux de prédilection. Celui que nous appellerons « l'homme », faute de mieux, n'échappe pas à la règle. Parmi les multiples endroits qu'il parcourt au hasard de sa mission, les hôpitaux et les cliniques ont sa préférence. L'air y embaume cette odeur de médicaments et de désinfectants comparable à la fragrance du sang sur les champs de bataille. Le personnel, dévoué comme autant de petits soldats,s'affaire en cadence le long de couloirs blancs, de chambres numérotées en chambres numérotées. Des batteries de chariots, de lits et de chaises roulantes se croisent pour emprunter les voies stratégiques des différents blocs et autres services de réanimation. « L'homme » n'a de cesse d'observer cette effervescence vouée à sauver des vies. C'est une guerre sans merci qui se joue. De celle qui force l'admiration et qui fait la grandeur de l'espèce humaine. Il y aura, comme à la fin de toute bataille, les rescapés, les estropiés et les victimes. Tenez, le gamin qui vient de passer devant lui sur son brancard,seize ans au compteur de sa vie, soixante-dix au compteur de son scooter débridé, une plaque d'égout glissante, un mauvais coup de guidon, boum ! Traumatisme crânien. Combien de chance a-t-il de s'en sortir ? Trente, quarante pour cent ? Et la vieille dame de ce matin, Madame Paumier, victime d'un AVC la nuit dernière. A son âge le combat risque d'être difficile. Dix pour cent.

« L'homme » est un grand adepte des statistiques. Il archive chaque jour avec minutie une multitude de probabilités. En plus d'être une aide précieuse pour ses activités, c'est devenu une vraie marotte. Pas plus tard que ce matin il s'est livré à ce petit pronostic pour le plaisir :quelle chance y avait-t-il pour que cette grue soumise à des vents d'ouest de quatre-vingt-dix kilomètres heure tombe dans la cour d'école qu'elle surplombait ?

Passionnant.

Il en a des carnets pleins.

Les rouges pour tromper l'ennui et les bleus.

Ceux-là contiennent des impressions, des intuitions,des indices relevés ici et là dans divers endroits. Tout ce qui pourrait lui être utile dans le cadre de la tâche qui lui a été confiée. Quand on mène le genre de traque à laquelle il s'adonne,chaque détail compte. Il faut être méticuleux, patient, et faire preuve d'une logique implacable pour assembler judicieusement les pièces que l'on a récoltées.

Mais revenons à son terrain de jeu, la clinique du Belvédère. Il ne remerciera jamais assez celui qui l'a conduit ici. Depuis que « l'homme » y a mis les pieds il se délecte de faire connaissance avec les personnages qui la peuple.C'est d'ailleurs l'un des plaisirs de son activité :découvrir au fil du temps les lieux et les personnes qui constituent l'univers de celui que l'on traque. Ainsi, l'un des plus valeureux éléments de la clinique se nomme Anton Leko. C'est un neurochirurgien. « L'homme » l'aime bien même s'il l'agace parfois. Son arrogance sans doute. Quoiqu'il en soit, le Général Leko, toujours prêt à en découdre, est apprécié de ses troupes. Admiré, serait plus juste. Sa haine de la défaite en fait un combattant redoutable. Vraiment au-dessus du lot. « L'homme »ne l'a pas surnommé le Général pour rien. Il se bat sans relâche, utilise toutes les armes en sa possession pour déjouer les plans de l'ennemi, et même si son combat consiste essentiellement à obtenir un sursis pour ses alliés (ou ses patients si vous préférez), il ressent une jouissance particulière lorsqu'il y parvient. Une jouissance qui le fera continuer encore et encore,jusqu'à ce que lui-même tombe un jour au champ d'honneur. C'est un dur au mal, un hargneux, qui ne supporte pas de perdre, jusque sur un terrain de tennis. D'ailleurs c'est l'heure de son match.Comme tous les mardis, de treize heures à quatorze heures, il se mesure à Sylvain Hermas, un compagnon d'arme, anesthésiste. Un capitaine sans grande envergure qui joue pour le plaisir. Le genre de type pour qui la fatalité à un sens.


— 0-15 ! Plus que trois points et tu pourras ranger définitivement tes raquettes, exulte le docteur Leko.

Avant de partirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant