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À sept heures du matin, il faisait déjà chaud. Dans une heure, se serait intenable, et ça en durerait douze. Trois gars manquaient à l'appel ce matin. Au tout début ils étaient trente. Un mois plus tard il en restait dix. De nos jours on dirait qu'il y avait un fort taux d'abandon, ici on appelait ça des bordilles.

Ceux qui restaient étaient noirs. Socialement noirs. Douze heures par jour dans les champs de juin, ça colore la peau. Même un noble suédois finirait par être pris pour un sang impur. Mais qu'est-ce qu'un noble suédois viendrait foutre ici ?

« T'en as pas marre de raconter des conneries de bon matin Punki ? »

« Laisse le tranquille José. Le petit a découvert l'ivresse hier. Il a gerbé son pastis dans le salon de sa mère. De quoi aromatiser le carrelage. »

« J'en ai rien à foutre. Aller, bougez-vous la figue ! Le champ doit être fini à midi. »

Pour José tous les champs devaient être finis à midi. Celui-là, ça faisait quatre soirs qu'il n'était pas fini à midi. Mais on en voyait la fin. Au début les gars se disaient que c'était la courbe la terre qui les empêchait de la voir, la fin. Maintenant, ils se disaient plus rien, ils pensaient plus, ils se pliaient et faisaient le travail.

Le mistral était terrible. Il entrait par une oreille et tassait la totalité de la gueule de bois de Punki dans le coin le plus douloureux de son crâne. Devant lui, une ligne droite d'un demi-kilomètre, une ligne droite d'aulx fraîchement déterrés. Moins d'un mètre à côté de lui, une autre ligne droite parallèle, et ainsi de suite, jusqu'au château d'eau là-bas. Dix mecs, dix lignes, pour commencer. Une plaine, de l'ail, de la poussière, du vent, du soleil, un air sec, voilà le boulot. Ça n'avait pas encore commencé que déjà le dos en pleurait.

José alluma sa énième Gauloise du matin, cracha un glaviot, puis cracha tout court : « Allez bougez-vous la figue ! » C'était son truc à José ça, la figue. Dans le fond il était pas bien méchant, simplement un mec rendu au service d'un autre demi trop longtemps.

Alors les hommes arrêtèrent d'être des hommes et se transformèrent en outil. Les reins en équerre, ils ramassèrent l'ail, en faisaient des paquets et alignaient les paquets en andain. Trois lignes, un andain. Les gars devaient faire attention à ce que chaque tige recouvre parfaitement les têtes du paquet précédant afin de le protéger du soleil. L'ail était mieux protégé du soleil que les hommes. L'ail rapportait sept euros le kilo en moyenne. Les hommes eux coutaient huit euros de l'heure, en moyenne. Et la moyenne du rendement devait être autour d'un kilo ramassé par minute. Pas encore assez rentable pour le patron. Ça l'est jamais.

D'ailleurs, un jour le patron avait fait dire à José que si les gars ne bossaient pas plus vite, il les payerait à la tâche. Marché conclu. Les gars se mirent à courir dans les champs. La journée rapporta un peu plus que les autres, en fric et en douleurs. Mais le marché fut rompu le soir même, retour au taux horaire.

À dix heures du matin c'était la pause, dix minutes. Un café, une clope, parfois une petite gousse d'ail pour se donner un coup de fouet, le temps au dos de se fâcher d'être droit et c'était reparti. Tous les gars présents avaient entre trente et quarante ans. Sauf Punki et Alexandre. Punki en avait seize, Alexandre vingt. Comme son prénom l'indiquait, ce dernier était l'empereur des cons. Les autres s'appelaient Momo, Fred, Mika. Il y avait aussi un Benoit et un Karim. Les autres je ne m'en souviens plus. Mika était le stéréotype du cacou. Le beau brun musclé, tatoué et vulgaire qui fanfaronne avec sa BMW, ne voit jamais sa fille, verrait un peu de prison et causait tout le temps de cul de la pire façon qui soit. Fred lui s'était le grand blond, beau gosse aussi, rustre mais droit. Avec Mika ils passaient leur temps à se mesurer. Karim était petit, sec et accro au shit, Momo grand et lardu, un bob 51 vissé sur la tête. Tout le monde aimait bien Momo.

Chroniques SouterrainesWhere stories live. Discover now