Oniroxine de synthèse

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La mosaïque de carrelage nacré dans les toilettes du centre sentait trop fort la javel.

Eko rabaissa l'abattant sur une cuvette et s'y s'assit. La cabine était tout juste assez grande pour elle et Towan mais, au moins, il n'y avait ici ni caméra ni patrouille. L'endroit le plus discret disponible pour une transe.

Avec lenteur, se forçant à ralentir sa respiration, Eko attrapa le bandeau noir qu'elle gardait toujours dans la poche de sa veste en cuir et le noua sur son front. Puis elle écouta son corps : rythme cardiaque trop rapide, souffle un peu court, poids acide sur la poitrine. Trop de stress pour réussir une sortie sans aide chimique.

Sa main replongea dans la même poche et en extirpa un flacon, un simple tube de plastique blanc générique à l'étiquette décollée. Une pilule d'un bleu irisé glissa dans sa paume, qu'elle ne referma pas tout de suite. Ce n'était pas le soir pour se foirer, et elle n'était vraiment pas en condition ; il lui fallait une projection stable, cohérente, et efficace. d'une secousse, elle laissa tomber une seconde gélule, puis les avala ensemble avec une grimace.

— Les vieux sorciers n'ont jamais eu besoin de ça, maugréa Towan.

Eko soupira. C'était toujours le même numéro de grand frère inquiet, quand elle prenait de l'oniroxine devant lui.

— S'ils avaient pu, ils auraient arrêté leurs cérémonies et leurs prêches débiles, puis en auraient gobé de pleines poignées. Tu peux me croire.

Sans attendre de réponse, elle glissa le bandeau sur ses yeux et ferma les paupières.

Inspirer. Expirer. Accompagner le souffle hors de soi. Inspirer, expirer, recommencer. Encore. Encore. Puis ouvrir le troisième œil.

Elle eut l'impression de basculer en avant et de se réveiller dans sa chute. Son corps n'avait pas bougé. Il demeurait là, derrière elle, toujours sur la cuvette. Elle se tenait désormais entre Towan et sa propre chair, sortie, copiée, projetée dans l'éther du plan astral, comme un fantôme nageant dans un brouillard phosphorescent.

Elle ignorait combien de temps en rab offraient deux doses d'oniroxine. Mieux valait donc ne pas traîner.

Un frisson réflexe la parcourut quand elle traversa le contreplaqué de la porte. Elle n'y fit pas attention, sachant qu'elle s'y habituerait vite. Elle sortit des toilettes puis suivit le chemin que Towan lui avait indiqué vers les secteurs interdits au public.

Un couloir, un second, et elle aperçut enfin la porte tout au fond, un étroit vantail d'acier renforcé, hachuré d'avertissements repeints à neuf, et ouvert tandis qu'un bot de sécurité en franchissait l'embrasure. En se dépêchant, en s'approchant assez vite, elle pourrait peut-être bloquer la serrure avant qu'elle ne se verrouille.

Si ces années de survie lui avaient appris une chose, c'était de savoir quand tenter sa chance.

Eko se précipita et, à quelques mètres du battant qui se refermait déjà derrière l'androïde, elle leva les bras vers le verrou électronique. Son esprit frissonna quand elle devina sous le plastique du boîtier l'architecture fine des canaux de cuivre, des cascades de transistors et des barrages de diodes. Ses pensées crépitèrent dans l'éther autour lorsqu'elle se fit orage électrique.

La porte claqua contre le dormant, mais aucun cliquetis métallique ne s'éleva de la serrure. L'écran du digicode n'était plus qu'un cadre éteint.

Satisfaite, Eko traversa le métal sans plus y songer. Ce serait toujours ça que Towan n'aurait pas à pirater.

De l'autre côté, le couloir se scindait en deux. Le bot continua sa patrouille à gauche, aussi Eko fila à droite. Le béton des murs s'ouvrit sur le fer d'une cage d'escalier où une ligne de néons grésillait jusqu'au dernier étage. Voilà le passage qu'ils cherchaient ; ne lui restait qu'à s'assurer qu'il ne fût pas gardé.

Eko tendit l'oreille et se dilua dans l'éther autour d'elle : derrière la rumeur étouffée du plan astral, le grondement sourd et lointain des énergies, le réel n'était que silence. La voie était libre.

Ce fut bien plus simple qu'elle ne l'avait craint, et le temps ne lui avait pas fait défaut. Avec un dernier sourire, elle ferma les yeux et se concentra sur les souvenirs de sa chair.

Le moment était venu de refaire le trajet avec son corps.

EkoDonde viven las historias. Descúbrelo ahora