Chapitre 8

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Le rythme harassant d'une cloche que l'on fait sonner dans l'urgence et l'effroi joue avec la migraine qui perle entre ses deux tempes grisées. Elle se distille un peu dans l'alcool rêche dont le Marshall s'est déjà gorgé, en silence et au comptoir, tout en détaillant les portraits vivants des lieux. Un doux vertige lui caresse le crâne. Une anesthésie étrange sur ses dents. Il se retourne au bruit des chaises qui griffent le bois. Sans un mot échangé ni un regard, des dizaines de personnes se lèvent et se dirigent vers les portes battantes. À travers elle, il peut entrevoir la tempête qui se joue dehors. Pour se rassurer, il resserre son arme. Se raccroche à elle.

Le saloon, autrefois plein de vie, de vices et de cirrhose en attente, est maintenant désert. Il ne reste que le barman, le Marshall, le Shérif et les filles de joie. Celles qui supportent l'économie locale, qui divertissent, écoutent et sont sacrifiées jour après jour. Les yeux de loups de McReady se posent sur elles. L'une après l'autre, dans une lenteur infinie emplie de désir salis. Les robes colorées, les poitrines emprisonnées, étouffées par des corsets qui vomissent des corps, les regards baissés par la fatigue de la vie et la volonté de ne pas être choisie, tout cela attire sa curiosité. Le vieux loup qu'il est a traversé mille déserts et s'est réfugié mille fois dans les dunes plus accueillantes, les plaines verdoyantes et humides de ces inconnues qu'il a souvent crut aimer. Ce n'était pas vrai, jamais. Juste l'illusion de tendre et de romance qu'il avait besoin. Ce n'était, rien de plus, au fond qu'une transaction. Arriver les poches pleines. Repartir vide. Et cela marche pour n'importe quelle bourse. La sienne ou bien celui de poivrot d'à côté. Au fond, il est le même triste sir que lui. Le foie, un peu moins endommagé. Mais un homme à la dérive, tout de même, qui recherche dans l'égarement charnel de deux corps, la paix. Quelques minutes seulement, à embrasser le sourire d'une femme, à pincer la courbe de ses seins avec ses mains usées qui ne connaissent que la mort, à mille lieues de la tendresse de ces étreintes... Un frisson, pourtant. Il le sait : tout ceci est faux. Pire, encore, tout ceci n'est pas lui. En bon rejeton de ce foutu continent, il ne comprend que deux choses : prendre et dominer. Les illusions qu'il se dessine n'arrivent même plus à lui voiler la face sur son comportement. Il est un des fruits pourris, aussi. Alors, bercé par les sirènes de l'alcool, il pose ses yeux sur les filles. Elles l'ignorent, malgré elles, trop occupées à s'inquiéter des grondements d'un tonnerre généreux. Ses prunelles d'un bleu gris fondent, comme des vagues perverses, sur ces corps qui se donnent pour quelques dollars. Par obligation. L'écume aux bords des lèvres, affamé, il se lèche les babines. Il espère seulement que sa Légende, celle qu'il bâtit chaque jour de sa vie, ne retiendra pas cet aspect de lui. Combien de filles de joie peuvent témoigner de sa brutalité, de sa sauvagerie ? Aucune, elles l'auront oublié. Ou bien seront mortes dans les bras d'un poivrot jaloux ou d'un maquereau à la main lourde. Tant mieux pour lui.

Des rétines féroces, ornées de marron et de colère, le fixent. Dans le silence de ce visage fermé, il se décompose. La Native, le menton haut et fier, qui a l'arrogance de le juger actuellement, le met hors de lui. Elle ne cille pas devant le regard qu'il lui renvoie. Serrée dans la robe trop petite pour sa carrure généreuse que le tenancier lui a tendue faute de mieux, détonnant avec les femmes fragilisées par les années, elle en impose. Une aura trouble semble danser autour d'elle. Opaque. Lourde. Impressionnante. Les cheveux noirs qui tombent sur ses épaules larges ondulent sous son joug. Il ne peut voir sa beauté, obnubilé par la force qu'elle renvoie. Il peut seulement constater, intimidé, la haine qu'elle arbore pour tout ce qui l'entoure. Y compris lui : Jake McReady. Elle ignore sans doute, cette louve du désert dont il aimerait entacher la pudeur avec hargne, qu'elle ne serait pas la première des siennes à mourir sous son canon. Il eut même une époque où les dollars coulaient en abondance pour leur capture. La loi du marché avait, par souvent, guidé son arme. Cette pensée lui perce la migraine et le fait gémir. Un peu. Nourrie par la haine et la violence. Son racisme primaire qui lui broie le cœur et l'âme. Une voix le coupe. Celle du barman. Le poing du Marshall se serre.



– Aleshanee ? Tu as du goût Marshall. Voici ma dernière arrivée : la nouveauté de Nouvel Eden. Celle qui fait que l'on s'arrête, que l'on remplisse son gosier et vide ses bourses !

Le tenancier avait le sens de la formule et, celle-ci, semblait éculée. Sous ses mots à la poésie barbare, le visage de la Native se déforme de dégoût. Elle sait qu'Elias joue son rôle : faire grimper l'envie et le prix, s'amuser avec le désir et le vice. Jake McReady ne la lâche pas du regard tandis que le barman continue son récit :

– Sombre histoire que cette femme. Elle a encore toute la liberté des grandes plaines, l'aridité de ces terres et de son peuple. La souplesse et la tonicité aussi. Elle n'est là que depuis deux jours. La fraîcheur même...

Il en parle comme on parlerait d'une bête sur un marché. Elle le comprend. Une nausée lui remonte dans la gorge. Des souvenirs non consentis l'accompagnent. Le Marshall se redresse, souffle :

– Je vois. C'est une offre intéressante.

– Parfait pour une Légende comme toi. Après tout, tu raccroches ce soir les armes. Les grandes virées dans le désert vont te manquer. Les belles chevauchées sur un pur-sang aussi.

Le menton haut de la Native le défie. Il n'aime pas cela et ne l'a jamais aimé. Il est la Légende et personne, surtout pas elle, ne devrait l'oublier. Cette arrogance finit par le convaincre. Le Marshall dominera cette terre inhospitalière tout comme il a dominé ce continent. Griffe. Mords. Il s'en fiche. Les batailles se gagnent dans le sang. Sans détourner le regard, sans faire attention non plus, il sort une liasse de la doublure de sa veste.

– Elle est à moi. Pour la nuit, compris ?

– Compris Marshall, dit Elias en comptant les billets tandis qu'un rictus se dessine sur ses lèvres. C'est très bien compris. Bon choix en tout cas...

– Je n'en fais que des bons, maintenant : un whisky !

Un verre glisse sur le comptoir et tombe dans sa main. Un mélange de violence, de désir et.... d'autres choses se traînent dans ses veines. La porte battante, elle, s'ouvre avec fracas. La silhouette d'un homme de foi s'avance et s'extirpe des ténèbres. Un sourire se dessine au milieu d'une barbe généreuse.

– Bonsoir mes enfants, clame, chaleureux, le Père.


Poussière de SangWhere stories live. Discover now