Chapitre 3

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Aleshanee ne se reconnaît pas dans le miroir sale de la chambre du saloon. Ni dans cette robe trop colorée, au corset trop serré qui sent la sueur. C'est tout aussi étroit que cette pièce. Tout aussi étouffant. Alors, elle détaille le reflet. Encore. Cette femme, libre, venue des contrées sauvages aux relents de liberté et de nature, qui se retrouve prisonnière de la glace et de sa condition n'est pas à sa place. Tout chez elle promet un ailleurs. Tout chez elle désire être loin d'ici. Les épaules larges où une natte large tombe entre ses deux omoplates, les muscles qui se laissent deviner sous cette prison de tissu... Son visage à l'air sévère, malgré elle. Elle qui était la joie, la curiosité, est maintenant ce visage fermé qui la fixe. Ses prunelles noisettes qui surmontent deux pommettes bien visible, ont perdu leur éclat. Il y a, dans son regard, quelque chose de cassé. Ses yeux rougis de larmes, peut-être, ou bien ces cernes de nuit blanche dont le décompte semble seulement avoir débuté.

Le problème de ce reflet, de cette image froide qui tremble derrière une couche de poussière, c'est qu'il ne ressent pas ce qui lui enserre l'âme et le reste. Et, au fond, Aleshanee envie ce fait. Car, derrière ses paupières, se rejoue la scène d'il y a quelques jours. Un écho du passé qui frappe les parois de son crâne et s'amuse de la cervelle endeuillée qui s'y trouve. Elle revit, à chaque instant, le massacre de sa tribu.

La nuit était fraîche, dans ce contraste subtil et bienvenu des jours arides qui tannent et bronzent les peaux les plus courageuses. Autour du feu, des silhouettes chantaient toutes les joies et leurs possibles. Elle n'y prêtait plus attention. Éloignée un peu du camp, elle riait avec sa mère. Un rire d'enfant, cristallin et sincère. Le même qu'elle avait eu autrefois. Il y a bien longtemps. De l'index, elles décrivaient le paysage et ses reliefs tandis que, du bout du leurs lèvres, elles en soulignaient toute la beauté et déclamaient leur amour pour ce qui les entourait. Depuis sa naissance, cette scène se rejouait. « Il faut aimer ce monde, vivre avec lui. Main dans la main. »

Ses yeux marron perdus dans le drap étoilé dont se recouvrait la nuit, Aleshanee n'écoutait plus vraiment cette litanie. Elle la connaissait par cœur. La beauté de ce monde, des choses majestueuses aux plus insignifiantes, lui était connue. Ses pieds nus avaient parcouru les sols, tendres ou bien rêches des plaines ; ses mains avaient caressé mille fleurs, cueillies tout autant de fruit. Et ses doigts, malgré l'interdiction de bien de gens, avaient tendu plus de cordes d'arc que ce qui lui était permis.

Le vent caressait son corps, glissait sur sa peau puis s'engouffrait dans ses cheveux en des murmures timides. Distraite, elle n'écoutait pas les paroles qu'il semblait lui destiner.

Un sursaut. Un tonnerre dans la nuit calme. Ensuite vient le sang, les larmes, la douleur et la mort. Et, main dans la main avec l'horreur, les hommes blancs assoiffés de sang et de conquête.


Le passé se trouble derrière ses prunelles. Aleshanee est de retour dans cette pièce trop étroite. Pourtant, elle ressent encore la peur dans ses entrailles et son cœur qui suspendait son battement à chaque détonation. Ses yeux se ferment... Aleshanee se souvient surtout de sa mère, agonisante, lui hurlant de courir.

Elle l'avait fait, lançant ses enjambées au rythme des menaces qui se jouaient derrière elle. Une langue qui lui était connu l'insultait, la maudissait. Tellement différente de la sienne. Un sifflement, au loin, s'adressa à son échappée. Des bruits de sabots lui donnèrent suite. Le vent derrière son dos la poussait, l'aidait un peu. Ce n'était pas assez. La créature majestueuse, harnachée, agressée par des éperons, montée par une bête immonde, la rattrapait. Cette dernière lui cracha des choses dans une excitation malsaine. Une corde déchira l'air, s'accrocha à sa taille. Elle tomba, dure, sur le sol. Le silence de la nuit l'assoma. Une seconde seulement. Traînée au sol sur ce sable avide qui ronge les chairs, la douleur la réveilla. De l'autre bout de la corde, éclairé par une lune pâle, attendait un sourire carnassier, la bave aux lèvres, ravi de sa prise.

Le poids du présent lui pèse sur l'échine. Ses yeux se ferment sur le reflet. Sa main tombe sur son ventre, sur ces cicatrices physiques ou bien morales. Ils lui ont tout pris. Ils l'ont vendu au plus offrant, comme rien. Aleshanee avait atterri dans ce saloon, miséreux de poussière, tout aussi corrompu et sale que son tenancier. Ses mains retombent, ballantes, de chaque côté de son corps. Soudain, ses poings se serrent. Ses paupières s'ouvrent. Elle dévisage de nouveau le miroir. La femme qui s'y trouve ne tremble plus. Les poings tout aussi serrés que ses mâchoires, elle est prête. À une seule chose : survivre. Seule. Etrangère. Dans un monde d'homme.


Poussière de SangWhere stories live. Discover now