Fée'rtile

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De retour à Fée'rtile, je me tiens à l'écart de Magnifique. Comme Merry l'avait pressenti, elle est toujours là, couverte d'écailles et tenant Théo dans ses serres.

Je commence par faire disparaitre les restes de lit. Je ressoude les fissures au sol. Et puis, je me débarrasse de tout ce blanc. Je ne fais pas grand-chose : une touche de bleu dans le ciel, de l'herbe verte à mes pieds. Rien de plus. Pas de fleurs, pas d'arbres, pas de monts ni de vallées, pas de lacs, juste un champ immense.

Une fois que j'ai restauré un semblant de paysage, je me dirige vers Magnifique dont la taille diminue à vue d'œil jusqu'à ce qu'elle soit aussi petite qu'une fée devrait l'être.

Théo, surpris par cette transformation, se redresse brutalement. Il n'ose rien faire. Il ne me voit pas.

Quant à Magnifique, je lui redonne sa forme d'origine. Je la redessine telle que je l'ai vue dans les mains de Théo il y a quelques minutes.

Elle se tient debout, immobile, en suspension à quelques centimètres au-dessus du sol. Ses yeux sont clos. Je n'ai jamais créé de corps jusqu'à présent, seulement des paysages vides que venaient remplir les Fée'rés. J'ai peur de mal m'y prendre, de ne pas me souvenir de Magnifique comme elle est dans la réalité, de la changer.

Pourtant, je trace les contours de son visage sans difficulté. Je sais d'instinct comment former ses ailes, alors même que je ne les ai jamais vues.

Je comprends que je ne suis pas seule. Derrière moi, les fées s'affairent pour redonner à Magnifique sa superbe.

Le souvenir de Théo est suffisamment vif. En me basant sur ses impressions, je redonne à Magnifique ses airs d'autrefois. Sa peau est couverte d'un duvet blanc, presque transparent, délicat comme la rosée du matin. Le vert dont elle est vêtue est celui de la nature qui se réveille, des bourgeons pas encore éclot au printemps. Sur sa tête, pousse une couronne de pétales semblable à une fleur de cyclamen. Elle m'évoque les moments de silence et de calme. Elle sent comme la brise. Elle dégage une puissance infinie, celle de la confiance en soi, de l'assurance d'une belle vie à venir quand on se sait aimé quoi qu'il arrive. Elle est l'envie d'écouter, de prêter attention au monde. L'envie de rêver, aussi, de lâcher prise sur les problèmes. Elle est un parfait mélange d'amour et de solitude, l'isolement serein qui ne craint pas l'abandon.

Je pose une main sur l'épaule de Théo qui sursaute.

— Elle sera toujours là pour toi, dis-je.

À ce moment-là, Magnifique ouvre ses yeux. Ils sont d'un vert profond, envoûtant. Simultanément, elle se remet à briller. Une douce lumière blanche émane d'elle.

— Elle est morte ? Me demande Théo.

Je sais qu'il connait déjà la réponse. Il est bien plus clairvoyant que moi.

— Sa lumière ne brillera jamais plus qu'à Fée'rtile, mais elle y brillera pour toujours, aussi longtemps que tu croiras en elle.

— J'ai toujours cru en elle.

— Je sais. Cet endroit est à toi maintenant.

Je lui donne le pouvoir des fées, le pouvoir des rêves. Il le mérite bien plus que moi.

D'ailleurs, je n'ai aucun remords à le lui céder. Tandis que je me tiens dans le pré infini qu'est devenu Fée'rtile, mon esprit continu d'élaborer de nouveaux mondes possibles. Mais je réalise dans le même temps que je n'ai plus envie de visiter aucun d'entre eux.

Je repense au diner chez Olga, aux discussions qui ont du sens. Je repense au mystère qui entoure le monde réel, au fait de ne pas savoir ce qui m'attend. Je songe aussi à des souvenirs plus anciens, à mes parents et à mes fées qui me faisaient grandir, ce qu'ils n'ont pas pu faire tandis que je dormais.

Toutes ces choses paraissent affreusement banales, presque sans importance. Pourtant, le fait de vivre sans m'est devenu insupportable.

Je veux prendre des décisions importantes, qui ne seront pas effacées au prochain rêve. Je veux prendre mes responsabilités et me construire, aussi dur que cela puisse être. J'ai construit des milliers d'univers, il est temps de me construire moi.

Je veux évoluer dans un monde que je n'ai pas créé. Je veux connaitre des défis et la satisfaction de franchir les obstacles qui se dresseront sur ma route.

Je veux plus que tout avoir des amis. Je ne veux plus d'un environnement stérile ou aucune relation véritable ne peut jamais se tisser. Je ne veux plus d'une vie où je ne suis jamais contredite.

Quand j'y pense, qu'ai-je retiré de mes années passées à Fée'rtile ? Une certaine satisfaction d'avoir tant inventé ? Certes, mais cette satisfaction est bien peu de choses en regard de l'insatisfaction que j'ai engendrée chez les autres. Chez Automne, d'abord, j'ignore si elle se remettra un jour de la déception que je lui ai causée. Chez les Fée'rés ensuite, qui se sont empressés de se mutiner lorsque j'ai eu le dos tourné. Chez tant d'autres aussi, que j'aime et que j'ai pourtant fait souffrir, Olga, mes parents.

Je regarde une dernière fois le monde dans lequel j'ai vécu si longtemps, ce cocon protecteur que j'ai eu si longtemps peur de quitter. J'ai toujours peur aujourd'hui, mais c'est une peur qui vaut la peine d'être affrontée. Largement.

Je m'apprête à repartir pour de bon quand Magnifique m'interpelle :

— Merci, me dit-elle, d'avoir brisé la malédiction. Dites à Automne que je suis désolée, et que je lui pardonne.

Je ne suis pas sûre de comprendre ce qu'elle veut dire. Je n'ose pas demander cependant. Elle est morte à cause de moi et n'a absolument aucune rancune à mon égard. Je me sens un peu mal à l'aise à ce propos. J'aurais voulu qu'elle m'en veuille, au moins un peu, cela m'aurait paru juste.

Théo, lui, est en colère. Et c'est sur lui que je me concentre.

— J'ai une dette envers toi, dis-je. Alors quand tu te réveilleras, je serai là pour toi.

Il ne répond rien. Je ne suis pas sûre qu'il veuille se réveiller un jour. Je l'espère cependant. En lui donnant les rênes de Fée'rtile, j'ai fait le pari qu'il ne fuirait pas la réalité comme je l'ai fait.

Il n'esquisse pas même un geste. Pourtant, je sais qu'il m'a entendue.

Il n'est simplement pas prêt à me pardonner.

— Au revoir, dis-je alors qu'il s'agit d'un adieu.

Je ne reviendrai pas.

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