Il y a les familles. Celles avec trop d'enfants. Mais qui, une fois par mois, peuvent se permettre ce genre de restaurants. Ils prennent les trucs pas trop cher, mangent à leur faim et reviennent le mois suivant. Ils ne sont ni trop bruyants, ni assez calmes. Mais ils viennent généralement un samedi. Ce soir là, on ne remarque personne, on remarque tout le monde.

     Et ces jeunes couples. Les nouveaux nés comme je les appelle. Ceux-là viennent une fois et ne reviennent plus. Si je les aperçois de nouveau, je tente de deviner à laquelle des trois catégories précédentes ils vont appartenir.

Le rouquin et le noiraud sont des nouveaux nés. Un mariage ? Un premier rendez-vous chic ? Une clé d'appartement ?

« Une serveuse va venir s'occuper de vous. Je vous laisse les menus. »

Le rouquin se trémousse et commence déjà à choisir l'entrée, le plat, le dessert, la nuit qui va suivre.

L'autre, plus discret, me le prend et commence à le feuilleter.

Je quitte alors l'endroit et leur laisse leur petite soirée d'intimité. Comme je le fais avec toutes ces personnes qui viennent. Qu'elles soient mariés, de passage, pas vraiment présentes..

« Il est allergique aux fraises. »

Je relève la tête.

« Je vous demande pardon ? »

Il a un rictus amusé, fixant un point dans le vide.

« Il n'a pas mangé le dessert. C'était une tarte aux fraises. »

Je ne comprends pas vraiment son petit discours et le laisse continuer. Mais rien.

« Vous voulez que je l'enlève de l'addition ? »

Il me regarde finalement.

« Non. Non. C'est juste que j'avais.. mis quelque chose dedans. Une chose importante. Que j'aurais aimé qu'il trouve.. en la mangeant, cette tarte aux fraises. »

Je fronce les sourcils.

« Pardon monsieur mais je.. ne vous suis pas vraiment. »

Il baisse la tête et passe une de ses mains dans ses cheveux, nerveusement. Il rit alors légèrement, d'un air hypocrite, comme après la découverte d'une information absurde.

« Et si c'était un signe ? »

Il prend sa carte bancaire dans son porte feuille, et me la tend. Je la lui prend et la place dans l'appareil.

« Je vous en pris monsieur. »

Il tape le code sur l'autre appareil lié à celui que je tiens dans la main.

Paiement accepté.

Je retire sa carte et la lui rend.

« Je voulais le demander en mariage. »

J'ouvre mes yeux en grand, légèrement étonné, et le regarde, ne sachant pas quoi faire d'autre.

« Mais il est allergique aux fraises. »

Je comprends alors la situation et souris poliment.

« Vous réessaierez une prochaine fois, avec un autre dessert.

_ Je ne savais même pas qu'il était allergique aux fraises. »

Il dit cela dans la continuité de ma phrase sans pour autant donné l'impression qu'il l'ait écouté. Il semble perdu, désorienté. Comme quelqu'un qui a l'alcool triste. Sauf qu'il n'y a pas d'alcool sur l'addition.

« Et si c'était une erreur ? Et que ce soir, le fait qu'il ne l'ait pas trouvé, ce soit un signe.. »

Je reste muet, attendant qu'il finisse sa déclaration.

« Je pense que j'allais faire une erreur. Vous ne pensez pas ? »

Je fais un mouvement de recul.

Jamais, on ne m'avait demandé conseil après un dîner. Les gens viennent et partent. J'aperçois un bout de leur vie en les accompagnent à leur table, j'entends leur fatigue quand je leur demande s'ils ont aimé le plat. Mais jamais on ne m'avait parlé de sa vie volontairement.

« Je ne pense pas avoir mon mot à dire. »

Je lui souris alors le plus gentiment possible. Et il refait cette chose, toujours ce même rictus amusé, gardant ses yeux stressés en manque de cible.

« Oui bien sûr.. je ne sais pas pourquoi je vous embête avec mes histoires. »

Je m'incline légèrement et continue de sourire.

« Vous ne m'embêtez aucunement. Au plaisir de vous revoir. »

Il sourit finalement et hoche la tête.

« Oui, à une prochaine fois. »

Je le vois partir doucement. Comme s'il allait mourir une fois sorti du restaurant.

Je me replace correctement derrière le guichet et sans vraiment le vouloir, réfléchie à la situation de ce jeune homme.

l'addition NGWhere stories live. Discover now