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Daisy n'a pas conscience du chemin qu'elle a parcourue en stop et en covoiturage, de l'aéroport de Los Angeles jusqu'à San Francisco. Ils mettent un peu moins de douze heures avant d'arriver à destination. Les garçons lui posent quelques questions, auxquelles elle ne répond que brièvement. Finn, lui, ne dit rien et l'observe, tantôt accroupi sous la carte des États-Unis, tantôt donnant des directives à celui qui conduit. Ils se relayent tour à tour au volant du van. Ils sont mineurs et n'ont même pas le permis, ils réalisent tous la chance inouïe qu'ils ont de ne s'être jamais fait prendre. Surtout après le nombre incalculable d'infractions qu'ils ont commis. Mais ils ne restent jamais au même endroit, alors personne ne retient leurs visages. Ce sont des orphelins, des errants, des fantômes. Mais Daisy, elle, n'a l'air de rien de tout ça. Elle s'accroche encore, Finn peut le voir. Et c'est cette étincelle qui la rend si dangereuse envers elle-même. Elle est comme en équilibre sur un fil qui s'amenuise. Elle sait qu'il va craquer, mais elle se refuse à faire demi-tour. Elle est bornée et a toujours l'espoir de pouvoir faire un pas de plus.

Finn continue de l'observer. Il a compris qu'elle ne parle pas beaucoup, comme si elle était trop épuisée pour vivre correctement. Il se demande si elle a toujours été ainsi. Il l'imagine porter une corbeille de linge pleine à la laverie de sa ville, se faire frapper par un père violent, manger des œufs au bacon dans un motel, s'occuper d'un million de frères et sœurs, se faire briser le cœur par un méchant garçon. Qui était-elle avant d'entrer dans ce van ? Où était-elle ? Où va-t-elle ? Il observe le scintillement du chapelet qui pend autour de son cou. Il se demande si elle prie parfois, si elle croit vraiment en un être supérieur qui veillerait sur ce monde chaotique et sanguinaire. Il a envie de cracher rien que d'y penser, à ses yeux il n'y a rien de plus ridicule que la religion. Elle donne des excuses aux meurtriers et fait croire en une justice inexistante. Où était Dieu lorsque ses parents se piquaient sous son nez ? Où était-Il lorsque les Juifs se faisaient exterminer et ouvrir vivants ? Il n'y a ni Dieu, ni Diable, il n'y a que des hommes souillés par la perversion, des faibles et des forts. Voilà ce qu'en pense Finn. Et comme si elle l'avait entendu, la jeune fille se saisit de la croix pour la serrer entre ses doigts. Le ciel commence à se dégager et les premières nuances de pourpre rougeoient sur son visage. Son livre repose toujours sur ses genoux, elle ne semble pas s'en séparer. Comme une relique, un objet sacré.

Ils s'arrêtent lorsque le soleil s'est levé, et aussitôt, ils sentent la lourde chaleur de la frontière mexicaine leur tomber sur les épaules et brûler leurs crânes. Un vent chaud souffle et fait voltiger la poussière, les faisant plisser les yeux. Heureusement pour eux, le van est garé à l'ombre. Kyle distribue un pack de canettes de bière, bière que Daisy refuse d'un mouvement de tête distrait. Elle reste à l'arrière du groupe, en dehors, traînant presque des pieds tandis que Finn s'efforce de ne pas se retourner toutes les minutes pour vérifier qu'ils ne l'ont pas perdu, qu'elle est encore présente. Là, sous la chaleur accablante et l'atmosphère sèche, le goût de bière au coin des lèvres, il se demande même si ce n'est pas un mirage. On dirait parfois qu'elle n'est pas vraiment là, presque comme si elle n'existait pas. Mais elle les suit pourtant comme leur ombre, et ses cheveux prennent des reflets roux sous le soleil. Les garçons plaisantent, s'esclaffent un peu, finissent le pack de bière en faisant le tour de la ville, les yeux plissés à cause de l'absence d'humidité et des particules sablonneuses qui volent dans l'air. Un peu plus loin, ils atteignent une laverie. 

- Y'a la clim ! S'exclame Kyle en passant sa tête à travers l'embrasure de la porte.

Josh frappe l'épaule de Finn en souriant et ils pénètrent dans l'habitacle sous le regard courroucé d'une vieille femme et d'un homme à la chemise défraîchie. Sans ménagement, ils s'assoient sur les chaises et les machines, ignorant le juron de la femme entre ses dents et le bruit que fait la clochette lorsqu'elle passe le pas de la porte. Finn effleure une affiche du bout des doigts et se retourne vivement.

- Y' a un concert d'organisé sur la place ce soir ! On devrait y aller, histoire de se faire un peu de thune.

Les autres s'exclament en guise d'approbation. Lorsque Daisy lève le nez de son livre, Josh chuchote quelque chose à l'oreille de Kyle et tout deux quittent la pièce. Un éclat brille près de la main de Josh et elle plisse les yeux lorsqu'elle croit apercevoir une lame de rasoir. 

- ¡ Maldita, no puede ser ! ¡ Ábrete !

L'homme à la chemise interrompt le fil de ses pensées en donnant un grand coup de pied dans une des machines et en forçant sur la porte jusqu'à ce que celle-ci s'ouvre, rependant de l'eau et de la mousse à ses pieds. Il insulte une nouvelle fois la machine et une femme sort par une petite porte rose, alertée par le bruit. Elle dit quelque chose que les adolescents ne comprennent pas et l'homme les pointe du doigt.

- Faut se tirer, Finn glisse avant d'attraper la main de Daisy.

La femme gronde derrière eux tandis que Ben les dépasse. Ils courent à perdre haleine en faisant attention à ne pas perdre Ben de vue. Ils se jettent enfin derrière une benne à ordure et l'adrénaline qui parcourt leurs veines s'atténue un peu, laissant pour seul symptôme de leur course leurs battements de cœur effrénés. 

- Qu'est-ce qu'il vient de se passer ? Demande la jeune fille.
- Ce type nous a accusés, lâche Finn.
- Tu parles espagnol ?
- Pas besoin de parler espagnol pour voir que ce taré nous pointait du doigt.
- Mais je comprends pas, on...
- On a rien fait ?

Il ricane.

- Va falloir t'habituer ma belle, on est des voyous, des moins-que-rien. Les plaies de la société en quelque sorte. Qui les gens croient d'après toi ? Le type qui vient laver ses chemises pourries ? Ou les gosses qui font la manche sous les halls des supermarchés ?
- Qu'est-ce que vous foutez là ? 

Josh et Kyle se tiennent à un mètre d'eux, les mains dans les poches de leurs blousons abîmés.

- Et vous ? 
- On vient de finir le sale boulot. 

Josh sort de sa poche une poignée de billets froissés.

- Ça fera l'affaire.

Finn se lève rapidement et attrape l'argent des mains de son ami. Daisy fixe sans le voir le mur sale en fronçant les sourcils tandis que le groupe commence déjà à s'éloigner lorsqu'une silhouette obstrue son champ de vision. Ben lui tend la main, un sourire timide au coin des lèvres.

- Ça- ça va al-aller, D-Daisy ?

Elle lui renvoi son sourire et se lève à son tour, sans lui répondre. "Un bègue et une muette", pense Kyle avec ironie lorsqu'il jette un regard derrière lui. Une belle bande d'handicapés.

LES MAUVAIS GARÇONS Où les histoires vivent. Découvrez maintenant