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Nous l'appellerons Daisy, puisque c'est comme ça qu'elle se fait désormais appeler.

Daisy, donc, n'a jamais été très douée pour se faire des amis. Ni pour être aimée en général. Sa mère ne s'est jamais gênée pour le lui faire remarquer. Des enfants qui l'insultaient jusqu'au dernier jour qu'elle a passé chez elle sous les moqueries de sa génitrice. Non, Daisy n'a jamais su comment se faire apprécier. Elle est condamnée à la solitude, et elle le sait. Au bout de tant d'années, ça devrait lui passer au-dessus. Mais ce n'est pas le cas. Elle est triste, Daisy. Et elle a tout le temps mal. Même quand elle fait des blagues aux gens qui se prétendent ses "amis", même quand sa mère l'appelle "ma chérie" pour faire bien devant les invités, même quand son père lui sourit ces rares fois, même quand il y a des pâtes à la bolognaise pour le repas, même quand elle va manger à l'aumônerie un vendredi sur deux en compagnie de père Hugues, même quand on lui dit avec une pointe de jalousie qu'elle "est jolie dans cette robe". Elle n'aime pas beaucoup la compagnie des femmes. Parce qu'elles sont méchantes entre elles, et que la plupart son bien plus sexistes que les hommes. Elles ne savent pas se flatter sans en descendre une autre, elles ne sont pas bienveillantes non plus. Elles font semblant de ne pas remarquer lorsqu'elles plaisent à quelqu'un, Daisy le sait parce que ça lui arrive aussi. Elles portent en elle la trace du péché originel.

Elle ne pleure plus beaucoup maintenant. Peut-être parce qu'elle l'a tant et tant fait auparavant qu'elle a épuisé son stock pour les mille ans à venir. Lorsque ça la prend, c'est monstrueux, dix fois pire qu'avant. On dirait une folle, une hystérique en pleine crise. Elle a essayé de se persuader, de se sauver, de s'accrocher. Elle a fait la liste de toutes les choses chouettes qu'elle pourrait faire le jour où elle ne vivrait plus chez elle : faire des feux de camp, boire à la bouteille, voyager, commander de la pizza, porter ce qu'elle veut... Mais la vérité, c'est que son éducation l'a tellement terrorisé qu'elle est paralysée lorsqu'elle pense à faire une seule de ces choses toute seule. Elle se fait une montagne d'un rien, comme persuadée que l'Univers se liguerait contre elle à chaque action qu'elle entreprendrait. Elle se déteste d'avoir autant besoin d'aide, de ne jamais se suffire.

Elle est partie le soir du réveillon. Sa mère et elle se sont disputées. Daisy ne porte pas de soutien-gorge, elle n'aime pas ça. Daisy montre son ventre parfois quand elle met des tee-shirts. Et c'est vrai, elle ne s'épile pas régulièrement, parce que ça fait mal et c'est pénible. Elle n'aime pas s'exposer au soleil pendant des heures pour bronzer, et aujourd'hui elle a mit une robe sans collant. Pour toutes ces raisons et bien d'autres encore, sa mère ne l'aime pas. Elle ne rentre pas dans le moule, ne se fond pas assez dans la masse à son goût. L'image que sa fille projette au monde est trop "bohème" à son goût. Les gens comme elles finissent mal, alcooliques et mariés à un bon à rien, comme sa sœur. Voilà ce que se dit sa mère lorsqu'elle la voit. Sa fille renvoie une image de la famille, elle ne veut pas être associée à elle. Elle ne veut pas que les gens pensent que sa famille est sale parce que sa fille ne s'épile pas. Elle ne veut pas que les voisins déduisent qu'ils sont pauvres parce que sa fille chine des vêtements dans la friperie du coin. Tout ce qu'elle s'évertue à montrer pour bien paraître est sans cesse détruit par sa progéniture : elle doit le faire exprès, c'est certain. Voilà ce qu'est Daisy à la fin de la journée : un fardeau. Un fardeau qui lui donne mauvaise conscience avec ses propos moralistes. Pour qui se prend-elle ? Ce n'est qu'une enfant, son opinion n'est pas valide ! Qui l'a autorisé à s'exprimer ? Elle ne voit pas la nécessité de remettre son éducation en question. Une bonne mère ? Bien sûr qu'elle en est une : elle ne frappe pas ses enfants, ne touche ni a l'alcool, ni à la drogue. C'est Daisy qui joue le mauvais rôle, c'est elle qui refuse de se soumettre à son éducation.

Bref : ce soir Daisy a mis une robe, sans collants. La dispute dévie comme à chaque fois du sujet, et elle lui reproche tout ce qui fait d'elle qui elle est. Puis elle l'insulte. Sur le chemin qui la mène à la maison dans laquelle elle s'apprête à passer une horrible soirée du nouvel an, Daisy pleure. Son père essaye de lui parler, de lui expliquer que ce n'est pas la faute de sa mère, qu'elle pense à sa fille, qu'elle essaye de faire ce qu'il y a de mieux pour elle. Mais pour une fois, Daisy garde le silence. Elle n'en peut plus de défendre ses bourreaux, la bonté qu'elle avait tenté de conserver précieusement s'est envolée. C'en est fini. Lorsque son père la dépose, elle essuie ses larmes et s'empare du sac rempli d'affaires pour le lendemain puisqu'elle doit dormir sur place. Après la dispute avec sa génitrice, elle y a glissé toutes ses économies. Plus tard dans la soirée, elle y glisse des vêtements trouvés dans les placards de l'inconnue chez laquelle elle loge. Et lorsqu'un type complètement ivre déclare monter sur Paris, elle monte à bord de sa voiture, entourée de toutes ces autres personnes dont elle ne sait rien. Elle se fout de mourir, si tout s'arrête, elle n'a rien à laissé derrière elle. Elle paye un billet d'avion en direction des États-Unis et elle se tire. Désormais, c'est entre elle et les automobilistes. C'est le dernier test. Elle ne laisse pas de mot, pas de message. Elle fugue.

Et le premier janvier de la nouvelle année, elle pose le pied sur une terre inconnue, dans l'espoir paradoxale d'y trouver un foyer.

LES MAUVAIS GARÇONS Onde histórias criam vida. Descubra agora