Souvenirs d'un cœur brisé

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C'était une histoire à dormir debout. Ou dehors, comme Louis.
Au cours de son long récit, j'avais retenu successivement mon souffle, mes larmes, mes cris. J'avais totalement oublié mon nez ensanglanté.
Maintenant que c'était fini, je me sentais comme un soldat après une bataille, dans le silence mordant de la mort : seul, tourmenté, déboussolé, terrifié. Pourtant, j'avais tort : la bataille ne faisait que commencer, surtout pour moi. Quant à Louis, il la menait déjà depuis fort longtemps.
Enroulé à l'intérieur de mes draps, dans mon lit glacial et trop grand, je ressassais. Des bribes de notre conversation me revenaient progressivement en mémoire, me permettant de reconstituer lentement le puzzle de la vie de Louis.
Après notre discussion, j'avais convenu de l'appeler Louis. Tout d'abord, parce que c'était sous ce nom qu'il m'était apparu. Mais surtout, parce que Gabriel Hollings était gravement menacé.

Le fils unique des Hollings. Je savais à présent pourquoi ce nom m'avait semblé si familier. Agatha et Philip Hollings étaient respectivement les deux ponte de la justice et de la police de Londres. Deux êtres nés pour diriger, pour dominer. Seuls. Ils se servaient de leur pouvoir et de leur influence comme bon leur semblait, non seulement dans le cadre professionnel, mais également pour leur intérêt personnel. À eux deux, ils dirigeaient la ville et n'avaient aucun mal à obtenir n'importe quoi de n'importe qui. Rien ne leur faisait obstacle, jamais.
Travailler pour les Hollings était considéré comme un immense honneur, peu importe la tâche qu'ils vous confiaient. De toute façon, personne ne disait jamais non à un Hollings. Entre corruption, manipulation, persuasion, chantage et menaces, ils avaient tous les moyens pour obtenir ce qu'ils voulaient sans jamais avoir aucun ennui. Ils dégageaient une autorité incroyable, et suscitaient un sentiment de respect et de crainte mêlées.
Il n'était pas rare de les voir honorés en tête des journaux et des magazines anglais. Tant de crapules neutralisées grâce à ce duo hors du commun ! La milice et la justice réunies. Malgré leurs méthodes souvent peu transparentes, personne n'avait jamais osé leur tenir tête. Et si c'était le cas, personne n'en avait jamais entendu parler. Dieu sait ce qui arrivait à ceux qui leur causaient du tort.
De leur union était né Gabriel Philip Peter Hollings, vingt-cinq ans plus tôt.

J'entends la voix de Louis résonner dans ma tête, pour m'aider à recoller les morceaux.

"Je n'ai jamais été le fils qu'ils voulaient. J'avais vite compris que ce qu'ils faisaient était mal, qu'ils souillaient leur fonction et que leur pouvoir leur permettait d'étouffer leurs manigances. Alors, comme je ne leur servais à rien, et que je n'étais rien d'autre qu'une nuisance, ils m'ont condamné toute mon enfance et mon adolescence aux mains de professeurs particuliers et d'une tribu de gardes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les précepteurs avaient pour rôle de me laver le cerveau pour faire de moi un autre pantin. Quant aux gardes, ils contrôlaient chacun de mes déplacements, surveillaient mes faits et gestes et m'encadraient partout où j'allais. Même quand j'allais aux toilettes ! Bon, ils n'étaient pas à l'intérieur, hein... Mais tu as déjà essayé de pisser tout en sachant qu'il y a un type armé derrière la porte qui écoute ? C'est super bizarre."

J'esquisse un sourire en me remémorant sa remarque, puis je me concentre à nouveau afin de ne laisser échapper aucune information. Pour en être certain, je me redresse dans mon lit, attrape le calepin qui est toujours posé sur ma table de chevet, le stylo qui l'accompagne, et j'écris tout ce dont je me souviens.

"Je peux te dire que c'était pas la joie. Combien de fois je me suis battu avec ces connards de gardes... Je ne voyais jamais mes parents, ce qui était loin de me déranger. Ils n'avaient que faire de leur fils, et moi, je les haïssais."

Ses poings s'étaient serrés, comme si son corps se souvenait aussi de la douleur qu'on lui avait fait endurer .

"Je n'avais droit à rien. Pas de sorties, du moins très peu, mais pas n'importe où, et toujours sous surveillance. Les soirées ? Tu rêves ! J'ai grandi seul, isolé du monde. Je n'ai pas été à l'école comme les autres, moi je passais des heures et des heures enfermé dans un bureau à étudier. Évidemment, j'avais pas le choix. Moi, ce que je voulais, c'était jouer du piano, devenir un artiste, faire des concerts. On m'a laissé avoir un piano ; c'était ma seule distraction, mon échappatoire. Je me levais le matin parce que je savais que j'allais pouvoir jouer. Tous mes sentiments, tout ce que je ne pouvais pas dire, je le transformais en musique. Par contre, il était hors de question pour mes parents que j'en fasse mon métier. Ils voulaient que je travaille avec eux. Évidemment - tu me connais -, je me suis pas laissé faire ! Ça s'est mal passé. Ils m'ont..."

Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant