Fausse note

140 34 30
                                    

-Ne sois pas si lourd sur le clavier. Regarde encore, et concentre toi bien.
-Ça avait l'air bien plus facile sur YouTube !, me lamenté-je tel l'enfant impatient et pleurnichard que je n'ai jamais cessé d'être.

Louis et moi sommes installés côte à côte sur le petit banc en bois à l'équilibre incertain. Depuis une dizaine de minutes, il s'évertue à me faire jouer une insupportable comptine pour enfants à la main droite. Plutôt embarrassant comme situation. Quant à moi, je m'acharne à comprendre, mais ce n'est pas aussi simple que je le croyais.

Ma bonne volonté, ma patience et mon détachement face à cette scène comique me surprennent. Il est vrai que Louis est très pédagogue et attentif ; je me sens comme un jeune élève à ses côtés, et je me demande une énième fois pourquoi j'ai refusé les cours de piano il y a maintenant une bonne quinzaine d'années.

Dès que mes mains se posent sur les touches, mon âme s'envole, propulsée par les notes de musique. Évidemment, pour l'instant ce n'est pas grand-chose. Mais c'est déjà quelque chose. Je prends la ferme résolution de m'entraîner. Je sais que je ne me ruinerai pas en achetant un piano basique, et que ce dernier comblera parfaitement mon appartement plein de vide.

Un peu enhardi par ce moment de complicité, je le questionne :

-Où est-ce que tu as appris à jouer du piano ?

Lorsqu'il répond, sa voix est nouée. Il fuit mon regard et, effleurant du bout de ses doigts fins le clavier, improvise quelques accords arpégés.

-Au conservatoire.

J'écarquille les yeux. Ce n'est pas possible... Lui, au conservatoire ? Est-ce que c'est une blague ? Les cours sont hors de prix, et l'école de haute renommée n'ouvre ses portes qu'à des clients... convenables ? (Bon sang, est-ce que je viens vraiment de penser ça ?)

Mais alors... comment a-t-il pu finir comme ça ?

Je le regarde de travers en détachant soudainement mon attention des touches.

-Louis... d'où viens-tu ?, demandai-je le plus tendrement possible, ne voulant surtout pas le brusquer.

Ses yeux se tournent lentement - trop - vers moi. Lorsque leur trajectoire atteint mes prunelles dilatées par l'étonnement, je ressens une décharge électrique. Ce regard là, je le connais bien. C'est celui qui veut dire "S'il te plaît, ne me fais pas ça. Laisse moi oublier d'où je viens et ce que je suis. Ne me demande pas non plus où je veux aller. Continue simplement à essayer de me deviner, mais n'attends pas de moi que je te donne une réponse. Je ne veux plus penser à celui que j'étais ou essayer de me souvenir de celui que je voulais être. Par dessus tout, je suis écœuré de ce que je suis devenu. Franchement, regarde moi encore et ose me dire que je ne te fais pas pitié. Que je n'ai pas l'air d'un lâche. Je sais que tu en es incapable. Alors fais comme si tu ne le savais pas, et laisse moi être un inconnu à tes yeux. Ça vaut mieux pour nous deux." Le message est clair comme de l'eau de roche. Pourtant, je ne peux pas me satisfaire de cette réponse silencieuse. Il m'intrigue trop pour que je le laisse me fermer sa porte au nez.

Là, tout doucement, comme s'il avait peur de me faire mal en parlant, comme pour étouffer ma réflexion, il murmure :

-Tu dois abaisser ton poignet pour pouvoir jouer avec plus de fluidité...

Qui es-tu, Louis ?

-Louis, tu sais que tu p...
-Non, je ne peux pas te parler !

Il a bondi sur ses pieds. Je le regarde, impressionné et déconfit devant la virulence de sa réaction. D'ordinaire, je n'aime pas qu'on me coupe la parole. Mais, là, c'est différent. Je sens qu'il a besoin de parler. Alors je le laisse parler.

-Tu crois peut-être qu'avec tes faux airs de disciple de Dieu tu vas pouvoir me sortir du chemin chaotique sur lequel je suis perdu, mais tu te trompes. J'ai déjà essayé, Harry.

Sa voix se brise, et pour la première fois depuis hier, il m'apparaît comme une personne faible. Un profond sentiment de détresse mêlé au désespoir et à la haine d'éprouver ce désespoir émanent de lui. Il n'est pas très grand, pourtant je n'ose pas l'affronter. Je reste là, cloué sur le tabouret, à recueillir ce que sa bouche est en train de verser : sa douleur.

-Ne crois pas que tu vas pouvoir m'aider. Je ne veux pas de ton aide.

À présent, il pleure. Louis pleure, et ça me déchire l'esprit. Il pleure, et j'ai l'impression de pleurer aussi ; de saigner. Un instinct intérieur me murmure de ne pas le croire. Mais je préfère l'écouter, lui.

Je n'ose même pas bouger, de peur qu'il prenne peur, ou qu'il s'emporte davantage, et s'en aille. Comme ceux qui croisent un chevreuil ou un renard lors d'une balade en forêt, ou bien qui aperçoivent un oiseau rare qui sautille sur leur gazon.
Je n'ai pas envie qu'il parte.
Alors j'essaie de ne pas l'effrayer.
Je respire seulement un peu, je crois.

Quelques personnes se retournent sur leur passage, intrigués par la scène. Je sens leur regard lourd de jugement se poser sur mon dos, mais ça n'a aucune importance. Ce qui est important, à cet instant, c'est l'homme fragile qui se tient en face de moi et qui est prêt à se briser en mille morceaux sans me laisser le temps de le rattraper ou juste le droit de le recoller.

C'est un inconnu.

Mais il a besoin de moi...

-Je veux seulement...
-Apaiser ta conscience de petit bourge capricieux en jouant les psychologues ! On aide le pauvre type de la gare en lui disant que c'est pas si grave et qu'il n'y est pour rien, on lui fait un câlin, et hop, on est parfait et direction le paradis !

Il gesticule, piétine le sol, ne tient pas en place. Je suis véritablement nerveux, cette fois ci. Moi aussi, j'ai envie de me lever d'un bond, et lui hurler que c'est faux. Que je n'ai rien d'un condescendant et d'un égoïste, que la seule et unique raison pour laquelle je suis encore ici, c'est parce que maintenant il est là, et que je sais bien que quelque chose ne va pas. Et que, avec ou sans son aide, je trouverai la faille. Parce que c'est pas possible, ce gars là s'est perdu en chemin ! Et visiblement, celui qu'il a pris va le faire tomber.

Il pointe un doigt accusateur dans ma direction :

-Écoute moi bien : on ne peut pas aider les gens sans les connaitre... Et moi, personne ne me connaîtra jamais.

Ses paroles me bouleversent. Quels sentiments abominables que l'impuissance et le désarroi. Mais que faire face au malheur d'autrui ? Comment régler le mécanisme d'un être dont on ne connait pas le fonctionnement ? Où est le foutu mode d'emploi de Louis ?

Dans un geste de désespoir, je l'attrape par la manche. Il baisse les yeux vers mon bras, mais ne se débat pas. Le suppliant du regard, je lui demande :

-Pourquoi ?

À nouveau ce regard.

-Pourquoi es-tu toujours là ? Pour quelle foutue raison essaies-tu de m'aider ?, sanglote-t-il.

Mes yeux se posent sur ses lèvres tremblantes, si troublantes. Je souffle :

-Parce que tu me ressembles.

Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant