Les vestiges du passé : héritage inattendu

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Milwaukee, WISCONSIN - 17 juin 2002

— Joyeux anniversaire, pieni kukka* !

La petite fille, qui fêtait son septième printemps, leva des yeux émerveillés et pétillants de vie vers son grand-père.

Le vieil homme aux cheveux blancs, à la peau claire et ridée, surtout autour de ses yeux attendris par l'effervescence de sa petite princesse, tendit à l'enfant le cadeau qu'il lui avait réservé en ce jour si particulier.

Les deux petites mains enfantines, à la peau diaphane - héritage de la lignée paternelle- s'empressèrent de déballer le présent, arrachant avec énergie le papier et dévoilant un étui de cuir noir relativement usé.

Les deux prunelles noisette - hérédité maternelle et surtout dominance du gène oblige - se tournèrent, telles des points d'interrogation, vers le grand-père.

D'un geste affectueux et d'une voix douce, il l'encouragea à poursuivre :

— Vas-y, n'aie pas peur. Continue !

Elle s'exécuta, bien trop curieuse pour différer plus longtemps l'ouverture de cet étui énigmatique, aux formes arrondies . Les deux clics des fermetures de métal se firent entendre tandis que sa bouche, au rose si clair seyant parfaitement à la pâleur de son visage, s'ouvrit et dessina un ovale parfait.

Le vieil homme sourit, satisfait de l'effet produit par son cadeau. 

Il savait depuis des mois déjà que le moment était venu pour lui de le lui transmettre. Il savait aussi pertinemment qu'il viserait juste en le lui offrant aujourd'hui. Quel meilleur jour pour perpétuer une tradition ancestrale, que celui célébrant le souvenir d'une naissance ? 

Il aida sa petite-fille à sortir l'instrument de son rangement et la regarda avec tendresse en caresser le bois puis venir toucher les cordes qui émirent leur son si reconnaissable.

— C'est un violon ? questionna néanmoins la fillette.

— Oui ! C'est bien cela ! Je savais que tu le reconnaîtrais.

— Mais... Il ne lui manque pas quelque chose ?

— Si, bien évidemment. L'archet est rangé dans le couvercle de l'étui, le vois-tu ? demanda le grand-père en lui désignant la baguette en pernambouc sur laquelle était tendue la mèche en crins de cheval.

Elle acquiesça d'un signe de tête puis constata avec cette honnêteté qui ne s'embarrassait pas de fioritures et qu'elle conserverait une fois adulte  :

— Il a l'air vieux, quand même.

Le grand-père sourit, caressant la chevelure blonde comme les blés de la petite fille, puis il confirma :

— Tu as raison. En effet, il l'est. Cet instrument est le mien et je l'ai depuis que j'ai ton âge.

La surprise se fit encore plus grande sur le visage de l'enfant.

— Comment tu l'as eu, Papi ? 

— Et bien, tout comme pour toi, je le tiens de mon père, qui le tenait de son père, qui le tenait de son père encore avant lui...

— Ah ça, il est plus que vieux alors ! Il est « d'à l'époque », attesta-t-elle avec le plus grand sérieux.

— « D'à l'époque » ? rit le grand-père, désarmé par cette remarque. Et que veux-tu donc dire par là exactement ?

La petite fille haussa les épaules, tout en caressant la table d'harmonie du violon.

— J'sais pas vraiment en fait, c'est Madame Mitchell, mon institutrice qui dit tout le temps ça, quand on parle de Christophe Colomb en cours d'histoire. J'imagine que ton violon est vieux tout comme ça, non ?

La voix du vieil homme résonna dans le salon de sa maison, confirmant entre deux rires que ce devait être à peu près ça, à quelques siècles près tout de même.

Puis, de ses mains flétries aux doigts arthritiques, il emprunta l'instrument dont il caressa, à la façon de sa petite-fille, le bois qui constituait le corps du violon. Il désigna ensuite la tête, appelée aussi chevillier, qui le couronnait, tout en expliquant :

— Tu sais, il n'a pas grande valeur. Du moins, tu n'en tirerais pas grand chose si tu le vendais, bien qu'il soit de bonne facture. Mais d'un point de vue sentimental, c'est un bien inestimable ! Rends-toi compte, c'est le père de mon arrière grand-père qui l'a lui-même fabriqué ! On se le transmet de père en fils, depuis la nuit des temps.

La fillette fronça les sourcils, objectant très à propos :

— Bah alors, pourquoi tu ne l'as pas donné à isä* ?

Le grand-père laissa échapper un soupir las, son regard se perdant sur les courbes du bois de l'instrument qui fut sien durant de longues années. Il prit le temps de réfléchir au choix de ses mots mais à dire vrai, il n'y avait pas de bonne manière de confier à une petite fille que son propre père était un imbécile. Il haussa les épaules :

— Tu sais, pieni kukka..., commença-t-il en caressant la joue de sa descendance. Ton père n'a jamais eu la fibre musicale. J'ai préféré attendre et conserver l'instrument jusqu'à ce qu'il ait lui-même un fi...

— Mais c'est moi qu'il a eue, le coupa-t-elle en s'exclamant et en fronçant les sourcils face à cette incohérence, et pourtant tu me le donnes ? Je ne sais pas si ton père serait très content d'apprendre ça !

Il reposa avec soin le violon dans son étui. Du bout de son index déformé, tant par la maladie que par la pratique intensive de son instrument, le vieil homme vint tapoter avec douceur le bout du nez de sa petite fille. D'une voix posée, il la rassura :

— La nature n'a peut-être pas donné de fils à ton père mais il a eu la plus incroyable des princesses. Tu sais bien comment il est... Mon fils est juste trop borné pour le voir et l'admettre. Moi cependant, je lis en toi, minun lapseni* et ce que j'y vois me rend fier de toi comme jamais ! Alors oui, je te le donne. Il te revient de droit.

Il esquissa un petit sourire à l'attention de la fillette, dont le visage fermé se dérida rapidement. Puis il la serra fort contre lui, sa progéniture, sa pieni kukka, sa joie.

L'enfant avait eu le coeur lourd l'espace d'un instant mais, rassérénée par les paroles apaisantes de son aïeul, elle lui rendit son étreinte et nicha son visage contre sa poitrine.

Elle aimait son grand-père plus que son propre père mais ça, elle n'avait jamais osé le dire. Elle se contentait de le penser très fort et de chérir celui qui, en cet instant, venait de lui offrir le plus formidable et le plus incroyable des cadeaux, un cadeau qui allait sceller son destin. Mais cela, ces deux membres d'une même famille l'ignoraient encore.

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*pieni kukka = petite fleur

*isä = papa

*minun lapseni = mon enfant

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