Chapitre 1 : Le lait et les céréales

57 10 1
                                    

Pourquoi la vie ? Dans quel but sommes-nous là ? Quel est l'intérêt de se forcer à faire des choses que l'on n'aime pas faire, si toutes les publicités et les citations de vie affirment que la vie est trop courte et qu'il faut en profiter ? Pourquoi les gens sont-ils aussi superficiels ? Pourquoi l'humain est-il obligé de juger ses semblables ? Est-ce qu'à chaque fois qu'un homme devient adulte, un enfant meurt ? Qu'est-ce que la mort ? Qui a-t-il après la mort ? Et pourquoi les...

- Felicity ! Arrête de rêvasser et mange tes céréales, tu vas louper ton bus ! me sermonne ma mère en essuyant un verre.

J'attrape la bouteille de lait dans une main, et la boite de céréales dans l'autre. Mais lorsque je regarde le fond du bol violet que ma mère m'a déposé sur la table, je ne peux pas me servir de céréales. Impossible.

- Fel, qu'est-ce que tu attends ? Ton bus est là dans un quart d'heure, et tu dois encore marcher jusqu'à l'arrêt de bus !

Je détache mon regard du fond du bol pour le poser sur ma mère.

- Quand on mange des céréales, on met d'abord le lait ou les céréales dans le bol ?

Ma génitrice m'a regardé comme si je venais d'étriper un écureuil devant ses yeux. Puis elle a gonflé les joues - ce qui lui a donné une tête de poisson rouge - et elle a poussé un gros soupire.

- Fel. S'il te plait. Mange. Tes. Céréales.

- Mais je mets le lait ou les... protesté-je.

- Tu sais quoi ? me coupa-t-elle brusquement. Ne mets pas de lait. D'accord ? Comme d'habitude !

Onze minutes et demi plus tard, je suis à l'arrêt de bus, à ma place habituelle, près du lampadaire. Et trois minutes et demi plus tard, le bus est là. Je monte me mettre à la quatrième place à droite, près de la fenêtre, et mets mes écouteurs pour regarder le paysage défiler. D'abord la maison orange du maire. La route qui serpente entre les champs, et où l'on voit le soleil se lever en hiver. Puis le supermarché. La maison qui sourit - baptisée comme ça parce que la disposition des fenêtres et de la porte d'entrée me fait penser à un visage souriant. Puis on passe devant le cabinet du dentiste. Ensuite, on passe devant ce gars, là, tout le temps au même endroit, à la même heure. Il est toujours à vélo, le bonnet enfoncé sur la tête, son sac de cours sur le dos, et son sac de sport en bandoulière. Tous les jours, sans exceptions, il est là, à pédaler comme si sa vie en dépendait, qu'il vente ou qu'il neige.

Et tous les jours, ça se répète comme ça depuis que je suis au lycée. D'abord, les questions. Ensuite, les céréales, avant ou après le lait ? Puis le bus, la maison orange, la maison qui sourit, le garçon au vélo. Et ensuite, les cours. Ennuyeux comme jamais. La cantine. Et à nouveau les cours. Le soir, à dix-sept heures, quasiment tous les jours de cours sauf les mercredis et les vendredis, j'ai un cours avec mon prof de math. Les maths, c'est l'une des choses que je préfère. C'est logique, ça tombe sous le sens, et puis, pas besoin de se casser la tête : si c'est pas juste, c'est faux et puis c'est tout. Et puis, il n'y a pas beaucoup de monde qui aiment les maths, généralement, alors ça me donne le sentiment d'être unique. Du moins, plus que je ne le suis déjà. Unique, ou différente, comme vous l'entendez.

En descendant au premier étage, une fille me bouscule. Elle a un sac à main. Elle le tient bien en évidence, le bras replié, la paume tournée vers le haut. Et ça a vraiment l'air très désagréable, de porter son sac comme ça. Déjà qu'elle porte un sac à main... Je hausse les épaules et continue ma route sans pouvoir m'empêcher de me demander comment est-ce qu'elle fait pour mettre toutes ses affaires de cours à l'intérieur. Une fraction de seconde plus tard, j'en viens à la conclusion qu'elle doit sûrement n'emporter que le strict nécessaire, selon elle : trois feuilles, un stylo, et sa trousse de maquillage.

Quand je sors enfin de mon cours, il fait nuit, et surtout, il n'y a plus de bus qui s'arrête devant le lycée. Il faut que je marche jusqu'à la gare pour prendre celui qui s'arrête là-bas. Et quelques fois, je le revois, le garçon au vélo. Je le revois le soir, qui descend du train de dix-neuf heures treize. Il porte son vélo, et il a les cheveux mouillés. Toujours, lorsqu'il est à la gare. Et juste avant que mon bus ne démarre, il enfourche sa bécane et disparaît dans la nuit.

Pourquoi est-ce que lorsqu'une routine s'installe, on a du mal à en sortir ? Pourquoi la routine ? Pourquoi certaines personnes aiment les maths et d'autres pas ? Pourquoi tout le monde se sent obligé de suivre tout le monde ? Pourquoi l'être humain se sent-il mal dans sa peau lorsqu'il est mis à l'écart ? Pourquoi je ne peux pas m'empêcher de me poser toutes ces questions ? Qu'est-ce qui fait que je m'en pose autant, et que d'autres personnes ne s'en posent pas du tout ? Qu'est-ce qui fait que je suis moi ?

DopamineWhere stories live. Discover now