Chapitre 8: Les eaux troubles

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La souffrance est corrosive, et l'amour pire encore.

Anonyme

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La lumière du soleil pâle avait remplacé celle de la lune rouge. Le vent soufflait, soulevant des nués de poussière sur le territoire des Tempêtes. Des cris s'élevaient, des sanglots aussi. Des mères hurlaient leurs souffrances, et doucement, le jour dévoilait le triste spectacle d'une terre en éclat aux yeux de Lazlac Ketchika. Mais il n'était pas triste. Il n'éprouvait pas la moindre douleur face à celle de son peuple. Son cœur était glacé. Vide et froid comme une nuit d'orage. Il n'avait qu'une idée fixe en tête.

Que s'est-il passé? J'ai chassé le traître du pouvoir, je devrais n'avoir aucun problème à prendre le contrôle du clan... Pourquoi n'ai-je pas pu maîtriser ma transformation? Pourquoi avons-nous tous...

-SEIGNEUR KETCHIKA!

Un cri le fit se retourner. Le balcon était désert, mais quelqu'un approchait en courant. Il le reconnu tout de suite: Raijak Akaldaï. Le chasseur attitré de sa famille, et... le soi-disant meilleur ami de Dragar Verka. Quelle bêtise... Raijak avait été le premier à se rallier à sa cause, furieux par la trahison du seigneur Langera et de son supposé ami.

Le jeune chasseur avait des cheveux noirs, longs, qui descendaient dans le bas de son dos, et des yeux verts très pâles. Un teint bronzé par la lumière et le vent. La vertu principale de la famille Akaldaï était le courage, tout comme celle de la famille Verka était la loyauté. Celle de Langera était une classe à part, la «royauté». Les Ketchikas appliquaient la justice, et le respect des lois.

Raijak s'inclina, et dit d'une voix angoissée:

-Mon seigneur. Il y a des blessés... et des morts. Et... Arina... elle a disparu!

Lazlac leva les yeux au ciel, exaspéré. Encore cette fille... décidément, chacun avait sa faiblesse, aussi fort soit-il. « Et Dragar aussi, » songea-t-il en dissimulant un sourire en coin. Mais il jugea plus prudent de ne pas en faire part au chasseur. Des liens d'amitié aussi forts ne se rompaient pas facilement, et qui sait comment réagirait Raijak s'il lui faisait part de ses projets de meurtre.

-Allez, seigneur Akaldaï... Ce n'est pas votre genre de vous énerver comme cela. Elle va revenir, très probablement. D'à ce que j'en sache, elle est forte...

-Oui, mais... Il y a beaucoup de morts, mon seigneur. Le peuple est en colère. Ils veulent le retour de Kaïlan Langera, pour ramener l'équilibre.

-Assez de ces stupidités... Rien n'est prouvé. Et si c'était justement lui qui avait provoqué cela, en brisant la promesse ancestrale, celle de bannir les humains? Ont-ils déjà oublié? Beaucoup de notre race ont été tués par eux, sur le bûcher ou à coups de pierres...

Il vit Raijak serrer les poings, et se détourner. Apparemment, il venait de toucher un point faible... Le peuple tout entier, à vrai dire, n'avait pas encore pardonné aux humains les cruautés endurées dans le passé. Au temps où leurs pouvoirs étaient bridés... Où les Terres Divines n'existaient pas encore.

Mais c'était une légende lointaine, et les détails en restaient flous. Pour l'instant, la cause de la rupture de l'équilibre était soit la faute de Kaïlan, soit la sienne.

Lazlac Ketchika secoua la tête, cachant un ricanement, et dit doucement au chasseur attitré:

-Ton ami d'enfance... Dragar Verka. Il ne te manque pas? Vous étiez très proches, si je me souviens bien...

La rage convulsa les traits de Raijak, et il avança de quelques pas, fusillant du regard son seigneur.

-Vous n'avez aucun droit de me parler de cela.

-Oh, mais je voulais simplement te prévenir... Il paraît que les Lords sont intervenus... et qu'il a été gravement blessé, par des membres de notre clan. J'espère que ton Arina n'en faisait pas partie car...

Ignorant la pâleur du visage du chasseur, et la colère dans ses yeux, il poursuivit funestement:

-... car ils ont tous été tués. Les Lords ont choisi leur camp.

Raijak ne répondit pas. Sans saluer son seigneur, il partit d'un pas rapide, laissant derrière lui un lourd silence sur le balcon de la villa.

***

Les tourelles du manoir étaient hautes, comme des flèches pointées vers le ciel. Asthrée senti un frisson lui traverser la colonne vertébrale alors qu'elle s'en approchait. Une indescriptible aura de puissance émanait de ce lieu, mais elle n'avait pas peur. Elle sentait juste qu'elle se confrontait à quelque chose de plus grand qu'elle. Des montagnes entouraient le domaine, et elle pouvait voir des vallées dans le paysage, des forêts immenses. La terre des Lords ressemblait à celle des loups, mais moins boisées. Le vent soufflait, et Lauréleï marchait en silence aux côtés de la jeune guerrière, sa robe pâle flottant dans la brise.

La Lord n'avait pas dit un mot depuis qu'ils avaient quitté le territoire des Tempêtes. Elle semblait songeuse, et ses yeux cramoisis clignotaient dans la faible lumière de l'aube, comme des lanternes allumées. Asthrée suivait sa guide sans s'inquiéter. Quelque part en elle, elle avait l'impression que ce qu'elle recherchait était tout près. La paix, le calme, provisoirement du moins. Ce royaume ressemblait à un abri. Une forteresse imprenable au cœur de la guerre.

-C'est par ici. Viens, avant d'entrer, tu dois passer le portail du mystère.

Lauréleï s'était arrêtée, dos à la louve, et contemplait un lac étincelant qui s'étendait tout près du château. Il était entouré par des bosquets et des arbres dégarnis, et une allée sinueuse y conduisait. Asthrée s'approcha et demanda, intriguée:

-Qu'est-ce que le 'portail du mystère'?

-C'est le reflet de toi-même. Tu y verras tout, tes rêves, tes espoirs et tes peurs. C'est une épreuve à passer avant de pouvoir être admise sur nos terres... Tes amis ne l'ont pas encore surmontée, étant donné que la jeune fille est humaine, et que le seigneur et son allié sont blessés.

-Ils sont blessés? Est-ce que...

-Pas maintenant.

La Lord souriait doucement, secouant la tête. Asthrée, inquiète et un peu frustrée d'être ainsi interrompue pour une question aussi importante, insista:

-Non, c'est important! Je veux savoir s'ils vont bien...

-Pour voir tes amis, tu dois entrer au manoir... Et d'abord tu dois franchir le portail. C'est admirable de ta part de te préoccuper pour eux, mais pour l'instant, il faut que tu te concentres sur l'épreuve.

-...Je comprends. Allons-y.

Lauréleï hocha la tête et la conduisit près des rives du lac, de sa démarche légère et gracieuse. On aurait dit qu'elle dansait à chacun des pas qu'elle esquissait, et ses cheveux blancs brillaient comme les eaux limpides qui s'étendaient près d'elles. Asthrée se demanda encore, troublée, si elle ne venait pas de faire la rencontre d'une princesse ou d'une reine. Mais elle n'eut pas le temps de s'interroger davantage, parce qu'une vive lumière éclaira les flots, dessinant une porte miroitante à la surface.

-Vas-y, plonge. En ressortant, ne t'étonnes pas si ton apparence semble différente, ou si tu as l'impression d'avoir changé. C'est ce qui est propre à ce portail, de faire ressortir notre véritable nature au grand jour.

La guerrière s'approcha de l'eau bleue et lumineuse, un peu angoissée. La porte semblait l'appeler, la pousser à tout lâcher prise et à entrer dans les flots. Alors elle le fit, avançant pas à pas, frissonnant à cause de la froideur moite des vagues qui ondulaient sur ses jambes. Elle avança jusqu'à être complètement immergée, ne gardant que la tête hors de l'eau. Puis, lentement, elle franchit le portail, plongeant au cœur des courants.



Jusqu'au dernier souffleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant