Chapitre 1.6

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Khana était partie depuis deux jours. L'Immortel avait savouré leurs instants mais prenait plaisir à redécouvrir sa retraite. Il aimait que son quotidien soit perturbé par moment, pour mieux ré apprécier sa solitude. Il passait parfois plusieurs semaines sans entendre le son de sa propre voix pour le simple plaisir de la redécouvrir. Sa vie reprenait donc avec cette monotonie qui lui plaisait.

La chasse et la pêche, l'entretien du phare, la méditation, l'étude, l'élaboration de nouveaux mécanismes décrits dans ses parchemins, et l'observation des étoiles, belles et lointaines, comme des perles précieuses brodées sur le firmament céleste. Rien n'avait changé pensa t-il avec satisfaction. Sa culpabilité d'avoir sauvé Khana s'était dissipée avec l'ombre de l'étrangère.

Cependant, les jours suivants s'avérèrent étranges. Il se demandait si cette fille était bien arrivée à bon port. Cette irruption anodine dans sa tête le troubla. Il se rappelait avoir pris la peine de lui mettre sur papier tout ce qui lui semblait important, car même s'il s'était tenu à l'écart pendant toutes ces années, il savait toujours débusquer les autres lyugans. L'Immortel tentait de se rassurer mais le doute qui lui avait autrefois ôté le sommeil revint de façon pernicieuse. Pendant ces longues heures d'insomnie, il s'était demandé s'il avait fait le bon choix en la sauvant. Après tout, il avait ressenti cette aura néfaste qu'il ne comprenait pas.

Malgré tout, iI s'inquiétait et aurait souhaité l'avoir aidée davantage car Ashirel était loin d'être une terre paisible, surtout pour une étrangère des Terres Lointaines. Il avait été confiant en la voyant partir, mais à présent le doute le faisait frémir et le gardait éveillé pendant les nuits qu'il passait pensif, les yeux rivés vers le ciel. L'Immortel ne comprenait pas pourquoi il ressentait de l'empathie pour une humaine qu'il avait côtoyée pendant une semaine seulement.

Il se rendait compte que ces pensées prenaient le pas sur la conscience des autres êtres de la forêt et de la mer et que peu à peu, il ressentait de façon lointaine ce que chacun d'eux vivait.

Ce qu'il avait toujours senti autour de lui faiblissait.

Jour après jour, il remarquait que les sensations affluaient plus doucement. De façon presque imperceptible mais quantifiable. Le lyugan perdait progressivement ce qui lui avait toujours permis d'appréhender le monde.

Plusieurs mois passèrent ,et il savait que cette effroyable dépossession continuait. Un matin il se réveilla terrifié en réalisant que ses facultés trop diminuées ne lui permettaient même plus d'évaluer la perte de ses pouvoirs.

Il se retrouvait affreusement seul, aveugle et sourd, dans l'incompréhension.

Il était incapable de stopper ce poison qui obscurcissait lentement l'univers, le métamorphosant en un concept inconnu, terrifiant.

Les animaux se méfiaient de lui, ils ne se laissaient plus hypnotiser par la douceur de la lumière qu'il amassait entre ses mains. La rupture totale avec la nature l'obligea à se reposer davantage sur le savoir des humains puisque ses compétences de lyugans ne l'aidaient plus à se sustenter. L'Immortel contemplait la déchéance progressive de ses facultés en se demandant si c'était sa punition pour avoir sauvé et accueilli une humaine des Terres Lointaines.

Un an, jour pour jour, après l'arrivée de Khana, il pleura, ce que les lyugans ne faisait jamais. Il ne percevait plus rien autour de lui, juste les sons, les images, l'odeur, le goût et le toucher. Il était horrifié de sa nouvelle situation. L'Immortel chancelait comme un enfant. Pour la première fois depuis de nombreuses années, il observa son reflet. Il lui avait toujours semblé étrange de regarder sa propre image, puisque le simple fait de ressentir lui assurait la permanence de son être. De plus, il se rappelait, enfant, que s'observer était mal vu par ses congénères, et assimilé à de la bêtise ;  puisqu'en se contemplant on se fermait à ce qui se trouvait autour de soi. Mais l'Immortel en avait besoin.

C'était donc avec une certaine timidité qu'il s'approcha de l'eau. Son aspect l'épouvanta. Ses cheveux étaient devenus noirs et épais, ses yeux toujours argentés s'étaient ternis et cerclés de blanc, son corps était large, plus musclé et grand. Alors il cria et s'effondra en découvrant sa terrible situation.

L'Immortel était devenu un humain.

La première chose qui lui vint à l'esprit fut sa mort prochaine. La tête lui tournait, une douleur lancinante dans le ventre et dans le crâne. Il était paralysé. Il voulait demander de l'aide, chercher quelqu'un qui pourrait le sauver, même s'il n'y croyait pas un instant. Il avait la certitude qu'il mourrait humain à présent qu'il en avait pris les traits.

Pendant combien d'années avait-il vécu sur Ashirel ? 700, 800 ans ? Peut être même un millénaire. Il n'en avait aucune idée et ce recentrement sur son histoire, sur lui-même le glaça d'effroi car il savait qu'il s'agissait d'un réflexe humain.

Des tonnes de questions s'amassaient dans sa tête avec angoisse. Qu'allait-il faire maintenant qu'il était condamné ? Il n'avait qu'un pauvre demi-siècle à vivre, peut être 70 ans tout au plus.

La réponse vint instantanément et il savait qu'il s'agissait là d'une évidence humaine. « Rejoins ceux que tu aimes, rejoins Triss ».

Il se senti puéril, pathétique, tellement faible, malgré son corps étonnement athlétique.

De nouvelles larmes perlèrent à nouveau ses yeux gris toujours marqués d'une pupille verticale, mais cette fois, il s'assit, inspira et souffla longuement comme il avait vu certains humains le faire.

Il se rendait compte que tout ce temps passé dans cette tour immuable, sans que jamais rien ne change, n'était qu'un reflet de son amour profond pour sa propre immortalité.

Et maintenant, il l'avait perdue.

Sa précieuse éternité que tous les humains lui avait enviée.

Il avait la gorge serrée et prenait conscience du détachement qui l'avait toujours étreint et, qui venait de relâcher sa prise.

Il se concentra et essaya de retrouver son calme. Il tenta de rassembler toute la lumière environnante pour s'apaiser, ferma les yeux pour ressentir ce qui l'entourait. Il resta ainsi pendant plusieurs heures, et la lumière dansa faiblement autour de lui.

Le filet mince ressemblait aux premières invocations des nourrissons et la sensation lointaine de vie qui le caressait n'était qu'un chuchotis inaudible.

C'était tout ce qui subsistait de son ancienne nature.

Il rouvrit les yeux et se leva. L'homme de la tour remplit un grand sac de nourriture, de vêtements et d'eau et quitta son logis. Il ne pouvait plus sentir la présence des lyugans mais il se rappelait les indications qu'il avait donné à la fille. Il devait trouver sa sœur, il devait trouver Triss.

Rondes d'AshirelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant