Le front aux vitres

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madbolton-

Cette talentueuse jeune fille que je vous recommande est ma centième abonnée ! Ça se fête !
Alors je lui ai proposé de me lancer un défi et elle a accepté.
Elle m'a demandé d'écrire une histoire à partir du poème ci-dessous.
À elle de trancher, à vous tous d'apprécier ! Ai-je rempli ma mission ?

Le front aux vitres.

Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Ciel dont j’ai dépassé la nuit
Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes
Dans leur double horizon inerte indifférent
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Je te cherche par delà l’attente
Par delà moi même
Et je ne sais plus tant je t’aime
Lequel de nous deux est absent.

Paul Eluard.

Le front aux vitres

Deux ans, trois mois, douze jours et - je jette un oeil à ma montre - quinze heures et deux minutes.
Je pousse un soupir de lassitude et, déprimé, je me lève du fauteuil dont je n'ai pas bougé depuis plus de deux heures, comme chaque soir.
Je m'étire pour détendre mes membres ankylosés, les articulations vaguement douloureuses.
La chambre est sombre maintenant que le soleil est presque couché. Pourtant, à la fenêtre, rien n'a changé.
Sans espoir, je fais un pas vers l'interrupteur et allume les néons.
Je suis brutalement ébloui par le clignotement froid, le bourdonnement menaçant des tubes venant habiter le silence que j'ai fini par laisser s'installer, par fatigue.
Toujours rien.
Je ne sais plus quoi faire.
Du coup, je continue invariablement ma mécanique du vide.
Mes gestes sont vides.
Mes mots sont vides.
De fait, je ne parle presque plus.
À quoi bon ?
Deux ans, trois mois, douze jours et - nouveau coup d'oeil à mon poignet - quinze heures et onze minutes que ça dure, que c'est dur, que ça traine, cette rengaine sans issue.
Que je n'en peux plus.
Que je ne peux rien faire d'autre.
Que je tombe sans jamais toucher le fond.
Que je marche malgré moi.
Encore.
Et encore.
Sans arriver.
Nulle part.
Alors, comme chaque soir puisqu'il ne peut en être autrement, je m'approche de la fenêtre.
Dehors, la lumière a décliné au point que toutes choses sont grises.
Dedans, malgré le passage du temps, malgré le spectacle des saisons, rien ne change.
Toujours les mêmes murs.
Toujours ce silence, cette attente, cette immobilité de pierre.
Je me penche et appuie doucement mon front sur elle.
Sans effet.
J'inspire à fond pour rappeler des souvenirs, des sensations, des parfums, mais l'odeur des lieux a tout remplacé.
Et le reste s'est perdu.
Et ne reviendra plus.
Doucement, tendrement, lentement, je dépose un baiser sur sa joue.
Rien.
Elle reste le front sur la vitre à guetter.
À guetter en vain, sans ciller, sans parler, sans plus exister.
A guetter sans raison, sans espoir, sans répit.
Le temps s'est arrêté.
Statue de chair, elle s'est figée depuis.
Depuis ce jour.
Deux ans, trois mois, douze jours et - les aiguilles ne mentent pas - quinze heures et vingt-trois minutes.
La lumière du soleil s'est éteinte dans la nuit.
Dans la chambre, il fait noir maintenant.
Je reviendrai demain.
Il le faut.
Rien d'autre n'est possible.
Rien ne peut advenir d'autre puisque rien ne peut être réparé.
Je reviendrai toujours.
En vain.
Mais je reviendrai.
Encore.
Et encore.
Et elle, elle aussi, elle poursuivra son attente.
Elle guettera.
À chaque heure du jour ou de la nuit.
Elle guettera sans un mot, sans un geste, sans plus exister.
Elle attendra.
Elle attendra mon retour.
Je serai là demain.
Comme tous les autres jours.
Et elle m'attendra encore.
Pour toujours.
C'est ainsi depuis.
Ce sera, sans fin.
C'est ma faute.
Et depuis elle reste le front à la vitre à m'attendre tandis que moi je suis là.
Rien.
Pour rien.
Pour avoir voulu changer de chanson.
J'ai tué notre fils.
Je l'ai privée de sa famille, de son foyer, de sa joie, de sa raison.
De son espoir.
Et je n'ai laissé que la vitre contre son front.

Défis et autres accidents heureuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant