12. Amour haineux

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Elle remontait à peine à la surface pour respirer. Elle nageait encore et encore, gardait la tête sous l'eau, jusqu'à avoir l'impression d'étouffer. Elle voulait être plus forte, nager plus vite, pour enfin réussir ce qu'elle voulait accomplir. Elle faisait la course contre elle-même, vu que jusqu'ici, elle avait été la seule personne qu'elle arrivait à dépasser. Elle arriva au bout du couloir, sortit enfin la tête de l'eau et s'appuya contre les petits carreaux du bord de la piscine. Elle inspira et expira à un rythme rapide, essoufflée. Cela lui faisait du bien de se donner à fond. Elle ferma les yeux et essaya de se concentrer uniquement sur sa respiration irrégulière. Elle était fatiguée. Elle aurait beau nager sans fin, elle n'arriverait jamais à la fin de sa course.

Aujourd'hui, Dakota était d'humeur défaitiste. Elle avait pris un coup en apprenant que Jude avait passé la nuit chez Vénus. En lui disant ces simples mots, c'était comme s'il lui avait dit clairement « C'est elle que je choisis. » A bout de nerfs suite à la discussion téléphonique qu'elle avait eu, elle s'était ruée à la piscine. Sur son passage, tout le monde la dévisageait, soit en se rappelant du scandale qu'elle avait fait, soit à cause des bouts de métal qui lui servaient de jambes. Elle était tellement en colère qu'elle n'avait rien vu, se contentant seulement de marcher rageusement jusqu'à son but. Puis elle s'était jetée à l'eau.

Elle monta la petite échelle et sortit du bassin. Les bras en cotons, elle attrapa la serviette qu'elle avait posé sur un banc et s'enroula dedans. Après toutes les longueurs qu'elle avait faites, elle se sentait vidée de toute colère. D'ailleurs, elle se sentait vidée tout court. Elle se laissa tomber sur le banc. En effet, un calme serein l'avait gagné. Mais ce calme n'avait rien d'agréable, il n'était que la preuve que Dakota avait abandonné la course. Elle était beaucoup trop abbatue pour faire attention à ce qu'elle ressentait et essayer d'analyser ses sentiments. Elle se sentait juste vide, comme s'il était déjà trop tard, que le cataclysme s'était déjà enclenché et qu'il n'y avait plus rien à faire, mis à part attendre que le vent l'emporte. Dans l'eau, elle avait eu tout le temps qu'elle voulait pour réfléchir, et désormais, avec le recul, elle voyait tout avec une clarté limpide. Elle ne détestait pas Vénus, et elle comprenait Jude. Son choix n'était que pure logique. Quand on peut posséder un diamant, pourquoi se contenter d'un caillou ? Dakota ne gagnerait jamais contre Vénus, et toutes les filles majestueuses qui lui ressemblaient. Et elle l'acceptait. Elle avait fini par venir à la conclusion qu'il ne servait plus à rien de se comparer à de pareilles filles, puisqu'elle ne les égalerait jamais. Elle acceptait, acceptait tout. Elle déposait les armes aux pieds du ciel, elle abandonnait. Elle ne chercherait plus à vivre comme une fille normale, puisqu'elle n'en était pas une. Au point où elle en était, profondément blessée dans sa fierté, elle intègrerait peut-être même l'équipe de natation pour personnes handicapées. Elle soupira, dans un dernier élan de révolte, dans un dernier espoir d'une vie normale, dans un dernier battement de cœur, elle s'autorisa à penser à Jude. Et elle fut en colère. Car il était tout ce qu'elle voulait avoir, et elle ne pouvait pas le posséder. Elle était en colère car lui, avait réussi à attraper son cœur, qu'elle avait essayé pourtant de mettre à l'abri. Ah, ce n'était pas facile tous les jours d'être une handicapée amoureuse.

Elle fit taire les voix haineuses, arrêta le tourbillon d'émotion que se battait à l'intérieur d'elle et éteignit son cœur. Elle allait rentrer chez elle, prendre une bonne douche d'eau chaude qui se mélangerait avec ses larmes, metterait son bon vieux pyjama tortue ninja et regarderait toute la nuit ces films romantiques et mal joués qui passent souvent à la télévision. Et demain, tout irait mieux.

Elle se leva mollement, les épaules courbées. Elle attrapa sa serviette et traina les pieds jusqu'au cabine (bien que dans le cas de Dakota, cette expression ne convenait pas vraiment). Elle sortit, les yeux rougis par le chlore et les larmes qu'elle retenait. Tout ici lui rappelait l'échec cuisant qu'elle avait rencontré. Elle se trouvait au niveau de l'accueil, marchait tout doucement, comme si elle attendait que quelque chose se produise. Mais tout était fini, elle en avait la certitude. Parce qu'elle n'était pas normale. Elle n'était plus Dakota, la blonde flamboyante. Elle n'était plus une battante. Elle n'était plus explosive. Non, elle était juste un morceau arraché à elle-même, un lambeau de ce qu'elle était autrefois, un tissu usé et fatigué. Elle arriva aux escaliers. Une nouvelle épreuve. Elle soupira, empoigna la rampe et descendit à la manière d'un robot. Elle arriva enfin dehors. Il pleuvait. Oui, il pleuvait. Il pleuvait comme si le ciel lui confirmait que c'était la fin des temps, qu'elle était tombée dans un film stupide et dramatique qui arrache le cœur des ménagères de 50 ans. Elle serra sa veste plus fort contre elle et releva la capuche de son sweat sur sa tête, pour la protéger. Elle rentrerait à la maison, au chaud, et oublierait tout ce qu'il s'était passé. Elle oublierait qu'elle avait essayé d'être une fille normale, qu'elle avait essayé de tomber amoureuse et qu'elle avait essayé de se convaincre que rien n'avait changé. Elle avança d'un pas. Il faisait sombre, en cette fin de soirée, plus sombre que jamais. Et soudain, dans ce tableau obscur, une lumière. Un phare qui déchire les ténèbres. Des cheveux bruns, une veste en cuir accoudée à une moto. Jude.

AnomalieWhere stories live. Discover now