Fanny

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Le temps poursuit toujours sa route, indomptable. Il ne nous attend pas, ne se préoccupe pas de nos besoins. Une seule chose compte : avancer, encore et toujours, quitte à tout détruire sur son passage.

Le temps est seul, et ne prend pas part aux conflits. Mais ses actions peuvent jouer en votre faveur. Ou pas.

En ce qui me concerne, j'ai pris la décision de le laisser me porter. Et de me détruire, si tel est son désir. Dans ce dernier cas, il ferait de moi une personne inoffensive, enfin, et rendrait service à des centaines de personnes.

J'ai moi-même essayé de me libérer, mais cette ombre à l'intérieur de moi est plus forte que je ne le pensais. Pendant des années, je l'ai fait taire, je les éduquer pour qu'elle reste à sa place.

Une seule et unique fois, je pris la décision de lui faire confiance. Je l'ai laissé guidé mes choix. Une minuscule faille, qu'elle a transformée en un trou béant. Petit à petit, elle s'est glissée dans mon cœur et dans mon esprit, annihilant toutes traces de lumière. Plongeant mon corps tout entier dans les ténèbres.

Le docteur Woodger dit vouloir m'aider. Mais elle ne peut pas, parce qu'elle ne sait pas. Personne ne sait. Ce monde est rempli d'ignorants qui pensent tout savoir. Personne n'est incapable de comprendre ce que je vis. Et d'agir en conséquence.

Il n'y a qu'un seul moyen de me secourir, et une seule personne en a eu le courage de le faire. Une personne qui n'est plus.

Alors je reprends mon rôle. Ne rien dire, surtout. Ils pourraient l'utiliser contre moi. Puis, fixer un point, et ne penser à rien d'autre. Faire place au vide dans mon esprit. Si, je devais me mettre à penser maintenant, à me poser des questions, je devrais tout remettre en doute. Comment pourrais-je tenir si la dernière pierre sur laquelle repose mon esprit s'érode et disparaît ?

Le Docteur Woodger a fini par abandonner ses questions. Désormais, elle me parle d'elle. De son mari, un brillant avocat. De sa fille, sa plus belle fierté. Et des joies de son métier, de ces merveilleux sentiments qu'elle ressent quand elle aide une personne à libérer son esprit.

C'est la fausseté de cette expression qui me fait réagir. Mes poings se serrent et ma langue se délie :

— Qui vous dit que mon esprit a besoin d'être... Comment dîtes-vous ? Libéré, n'est-ce pas ?

— J'ai vu beaucoup d'enfants dans ma vie, m'affirme-t-elle d'une voix maternelle. Ils ne deviennent pas des criminels du jour au lendemain.

— Peut-être, qu'en savez-vous ?

Je marque un temps de pause, pour bouger les menottes qui frottent mes poignets, pour titiller les chaînons qui m'entravent.

— Peut-être, que leur esprit est le problème.

— Je ne comprends pas.

Je laisse échapper un petit rire grave. Cela ne m'étonne même pas ! Mais combien de temps faut-il exercer ce métier, avant de réellement comprendre comment, nous, les « monstres », fonctionnons ?

— Et bien, repris-je, vous tentez de nous sauver, de protéger nos esprits comme vous aimez tant dire... Mais, imaginez, imaginez ne serait-ce qu'un instant, que ce soit notre esprit lui-même qui soit en proie à cette noirceur que vous pourchassez. Imaginez que la seule solution ne soit pas de le guérir, mais de le détruire ?

Mon interlocutrice reste bouche bée, comme si mes mots étaient incompréhensibles.

Immédiatement, je regrette mes paroles. J'ai voulu, j'ai espéré l'espace d'une seconde, que quelqu'un pourrait me comprendre.

Comment ai-je pu être aussi inconsciente...

Et par-dessus le marché, elle doit être fière d'avoir réussi à me faire parler. Elle a eu ce qu'elle voulait. Elle pense donc avoir gagné, alors qu'elle ne joue même pas. Elle se bat dans une guerre qui n'est pas la sienne. Mon ennemi est tout autre.

Elle ne voit en moi qu'une vulgaire délinquante accro aux problèmes, victime de circonstances. En réalité, je ne suis victime que d'une seule chose : moi-même.

— Se détruire n'est jamais une solution. Beaucoup le croient, mais...

— Arrêtez !

Elle ne bouge plus, les yeux écarquillés par ma ténacité. Je maîtrise toujours mes sentiments, mais, pourtant, cette fois-ci, la colère et l'aigreur qui me hantent ont eu raison de moi et de mes mots.

— Vous êtes libre de me croire ou non, tonné-je, mais laissez-moi vous expliquer quelque chose. Je ne suis pas une droguée ou une alcoolique. J'ai agi en pleine possession de mes capacités mentales. Et puisque vous voulez prouver le contraire, je vais le dire haut et fort.

Je saisis le micro d'une main confiante et l'approche de ma bouche devant les yeux encore béants de la psychiatre.

— J'étais totalement consciente de mes actes lorsque j'ai enfoncé une lame dans la poitrine de mon petit frère et de ma petite sœur. Et s'il fallait le refaire, je ne changerai rien.

Je la vois, en train de chercher sur mon visage la moindre trace de culpabilité. Et j'apprécie particulièrement les traits de son visage quand elle comprend que c'est peine perdue.

Mon dos heurte le dossier de ma chaise. Les dés sont jetés. Elle finira par saisir qui je suis, et repartirai aussi tôt.

Le docteur Woodger prend quelques notes dans un grand cahier à la couverture noire, comme pour tenter de rétablir le calme. Les reflets de l'ampoule jaune terne font ressortir ses longs cheveux blonds. Je crois que j'aimerais bien me revêtir de cette couleur, cette lumière qui gît quelque part en moi.

Un retour en arrière, si souvent espéré.

Je suis sortie de mes pensées par une sonnerie stridente. Je comprends immédiatement de quoi il s'agit. L'alarme anti-piratage. Ils ont agi plus vite que je ne le pensais. Sous mes os, les battements de mon cœur s'accélèrent et se font violents.

Le système électrique de la prison a été attaqué. Violé. Comme nos esprits. Cela signifie que la ou les personnes qui en ont possession dès maintenant peuvent ouvrir et fermer n'importe quelle porte ou cellule de l'établissement.

Nous sommes piégés.

Je ferme les yeux pour les ré-ouvrir sur une psychiatre toujours aussi perdue.

— Mais que se passe-t-il ? Demande-t-elle à la limite de l'angoisse.

— Il semblerait que nos adversaires aient pris un coup d'avance.

Elle fronce les sourcils. Je déglutis.

Toutes les pièces sont en place.

Le jeu va enfin pouvoir commencer.

Sous le masque des sages [2017 - EN PAUSE / A RÉÉCRIRE]Where stories live. Discover now