BONUS #1 (EDEN)

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EDEN

(cinq mois plus tôt)

Les parents d'Anton ont raison. Ce canapé est réellement confortable. Je ne sais pas pourquoi ils ont tenu à me parler de ce canapé pendant presque une heure, mais j'avais l'impression qu'ils me récitaient exactement, avec une minutie et une éloquence dignes des avocats qu'ils sont, ce que le vendeur leur a raconté pour leur vendre de canapé-lit dernier cri. Je ne sais pas comment Anton a fait pour leur faire acheter un truc pareil, puis je me rappelle que des cuillères en argent leur sortent par le trou des fesses et qu'acheter un canapé à plus de dix milles euros reste dans leurs cordes. Et j'ai beau râler là-dessus, je suis bien content d'y avoir trouvé ma place ce soir.

Si seulement je pouvais me fondre dans ce canapé, j'aurais au moins la certitude d'avoir trouvé un endroit confortable pour crever. Pourtant, même si j'en ai envie ,j'ai cette grosse voix dans ma tête qui me rappelle que je ne veux pas être comme... Comme eux. Je ne veux pas être comme toutes ces personnes. Je dois être là pour Joly, jusqu'au bout. Je veux qu'elle puisse compter sur moi. Je l'observe alors qu'elle rigole avec des filles, plus loin. Aucun visage ne me dit rien, je n'ai envie de parler avec personne, alors je me demande comment elle fait. Est-ce qu'elle tient mieux que moi ?

Cela fait presque deux semaines que nous habitons avec Anton. Ça a été un calvaire à organiser, mais je remercie ses parents, qui, malgré toute l'aversion que je peux avoir pour les riches bourgeois comme eux, nous ont grandement aidé. Encore une fois, je ne sais quel bobard leur a raconté Anton pour qu'ils acceptent, mais ça n'a pas pris plus d'un simple coup de fil. Les papiers étaient envoyés. Tout a été signé et la justice n'a jamais posé la moindre question. Il était de toute façon hors de question que je sois séparé de ma sœur. Je ne sais pas si emménager chez Anton, et faire de moi le tuteur légal de Joly, alors que je ne suis clairement rien d'autre qu'une pauvre épave sans le sou, était une bonne idée, mais nous y voilà. Nous y voilà, dans cet appartement qui ressemble à un hôtel cinq étoiles, avec mon meilleur ami, mon frère, qui paye tout pour moi parce que je n'ai pas un centime en poche, avec cette vie que je crains de vivre, avec ce poids de la culpabilité, avec cette impression d'être un fardeau, et cette idée presque obsessive de vouloir à tout prix garder la tête en dehors de l'eau alors que je suis terriblement fatigué.

J'ai envie de fermer les yeux, mais j'ai peur de ne pas avoir la force de les rouvrir. Est-ce que c'est suffisant de vivre sa vie pour les autres ?

J'apporte mon verre à mes lèvres et goutte avec indifférence l'alcool mélangé à je ne sais quel jus de fruit acidulé. C'est comme un médicament. Dire qu'il y a trois semaines à peine, je n'aurais jamais bu une chose pareille. Étais-je un gamin naïf, ou utopique ? A l'époque, je pouvais trouver dix raisons valables de ne pas boire d'alcool, de ne pas fumer, mais maintenant, plus aucune ne me vient à l'esprit. C'est plutôt l'inverse, je peux trouver dix bonnes raisons de boire et fumer. J'apprécie même la chaleur qui envahit ma gorge et se déverse dans ma poitrine. J'apprécie l'insouciance qu'elle me donne. Ça m'aide à affronter le monde, ça m'aide à ne pas vouloir finir comme le reste des gens proches autour de moi, ça m'aide à combattre ce fléau dans mes veines.

Joly sourit, je me demande si on lui a raconté une blague ou une histoire drôle. Ce qu'elle préfère, ce sont les blagues carrambar. Quand on était petit, je me moquais d'elle, parce qu'elle ne pouvait être que terriblement naïve pour rire de ces blagues. Je me croyais plus intelligent, tout ça pour que ça ne me faisait pas rire. Peut-être que j'aurais dû apprendre à rire à cette époque, je le ferais plus facilement maintenant. Je l'envie et je lui en veux en même temps. Je l'envie parce qu'elle peut rire, maintenant, et je lui en veux pour la même raison. Suis-je trop faible pour rire maintenant, ou est-ce elle qui est sans cœur pour y arriver aussi tôt ? Peut-être est-ce parce que tout a toujours été plus simple pour Joly. Elle est plus ouverte que moi, moins timide, elle attire les foules. Et j'étais toujours derrière elle à lui faciliter la vie. Tout ce qui avait été dur pour moi, je faisais en sorte que ça ne le soit pas pour elle. Je faisais sa part des corvées de la maison, je l'aidais à voir le monde et j'étais tellement fier qu'elle y arrive.

Pour que tu m'aimes encoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant